Interview exclusive de Miyako Slocombe à propos de « Tokyo Tarareba Girls » , Grand Prix de la quatrième édition du Prix Konishi pour la traduction de manga

Pour le titre français de cet œuvre, tu as fait le choix de garder le mot japonais « Tarareba » et utiliser un mot anglais « Girls » plutot qu’un mot français. Peux-tu nous expliquer comment tu es arrivée à la traduction du titre de cette œuvre ? 

 En général, c’est plutôt l’éditeur qui décide du titre français, même s’il arrive aussi que le traducteur fasse des propositions. Avec le Lézard noir, on fait souvent un brain storming ensemble, mais je n’ai pas le souvenir d’avoir beaucoup débattu pour Tokyo Tarareba Girls, ça nous a paru assez naturel de reprendre le titre anglais, qui sonnait plutôt bien. Le titre original, « Tokyo tarareba musume », signifie littéralement « les filles “et si et si” de Tokyo », et c’est un clin d’œil à une chanson de Mari Watanabe, Tokyo dodonpa musume, sorti en 1961. « Dodonpa » étant un rythme musical populaire du Japon des années 1960, il m’a semblé que la musicalité du titre, à l’oreille, avait tout autant d’importance que le sens. De plus, les héroïnes de ce manga étant des adeptes des séries américaines et l’autrice ayant cité ouvertement Sex and the City parmi ses références, cela ne me semblait pas forcément pertinent de franciser le titre.

« Tokyo Tarareba Girls » débordent de références culturelles, ou blagues (ou autres) qui semblent a priori intraduisibles tel quel en français. Pourrais-tu nous donner quelques exemples et nous expliquer comment tu les as traités ?

 Il y a tout d’abord l’exemple du mot « tarareba », qui apparaît tout au long du récit et qui m’a donné du fil à retordre, car l’autrice s’est amusée à faire toutes sortes de jeux de mots avec. « Dire des tarareba » signifie « parler au conditionnel », « bâtir des plans sur la comète », et les trois héroïnes Rinko, Kaori et Koyuki se rendent compte qu’à force de faire ça, elles n’ont pas vu le temps passer. Mais tara et reba désignent aussi deux plats qu’elles commandent dans leur bar favori : la laitance de morue (tara) et le steak de foie (reba). Pour compliquer encore plus les choses, ces deux plats sont personnifiés et apparaissent dans la tête de Rinko quand elle a trop bu. Pire : ils s’expriment en terminant leurs phrases par « tara » et « reba », à la manière d’un patois. Et enfin, dernière difficulté : le personnage de Key, agacé par ces filles qui braillent sans cesse au bar, va leur dire littéralement : « Continuez à boire de l’alcool en picorant des tara et des reba, bandes de “femmes-tarareba” ». Il fallait donc trouver un terme qui colle à toutes ces situations, et c’est là que j’ai pensé à l’expression « y a qu’à, faut qu’on ». Même si le sens n’est pas exactement le même, au niveau rythmique, ça fonctionnait bien et on est assez proche dans l’idée. Pour le langage des petits personnages, j’ai décidé de faire commencer leurs répliques par « yaka » et « fokon », et pour le jeu de mots de Key, j’ai imaginé le néologisme « y-a-qu’à-faut-conne » et j’ai traduit sa réplique par : « Vous n’avez qu’à continuer vos “y a qu’à, faut qu’on” en vous enfilant de la laitance de morue, bande de y-a-qu’à-faut-connes ! » Même si le personnage n’emploie pas le mot « conne » en japonais, ce qu’il dit est assez violent dans un contexte japonais, c’est pourquoi je me suis permis d’adapter ainsi.

Pour vous citer un autre exemple, page 53, au bar, Kaori admet que le jeu de mot de Key était réussi, et elle dit littéralement quelque chose comme : « D’où il se permet de faire des bons mots ? Il mérite un coussin ! Yamada ! » et, comme quelqu’un entre dans le bar à cet instant, elle demande : « C’est toi, Yamada ? ». Sauf qu’il n’y a pas de Yamada dans l’histoire : il s’agit d’une référence à un conteur de rakugo et à une célèbre phrase prononcée dans une émission télé japonaise. Je ne vais pas m’attarder sur les détails, mais en gros, ça veut dire qu’on s’incline devant une blague réussie. Mais comme l’autrice joue avec cette expression en dessinant Kaori qui se demande si la personne qui va entrer est Yamada, il fallait que l’équivalent français s’adapte à ce qui est montré à l’image. J’ai donc opté pour « OK, j’avoue, il a de la répartie ! Vous pouvez sortir les rires enregistrés ! » puis, quand la porte du bar s’ouvre, Kaori demande : « C’est pour les rires enregistrés ? ».

Pour vous donner un dernier exemple, vers le début de l’histoire, page 17, Rinko écrit un message sur son téléphone. Dans la version originale, une petite case explicative indique, à côté : « Trentenaire ne sachant pas taper avec le clavier flick », le flick étant une méthode de saisie sur les smartphones au Japon qui permet d’écrire très vite quand on le maîtrise. L’idée, ici, c’est que Rinko est à la ramasse niveau technologies. La phrase est très courte, et je ne voulais pas l’alourdir par quelque chose d’explicatif. Je me suis donc contentée d’adapter par « Trentenaire ne sachant pas taper comme les jeunes ». L’image parlait d’elle-même, il n’était pas nécessaire de trop en faire.

Selon toi, quelles sont les possibilités qui s’offrent à un traducteur, une fois confronté à une référence culturelle ou sociétale totalement étrangère au lectorat français ?

 Tout dépend bien sûr de la nature de l’œuvre et de l’effet recherché par l’auteur. Si on est dans un récit documentaire ou historique, je n’hésiterai pas à mettre des notes de bas de page, voire un glossaire en fin de volume. Mais quand il s’agit, comme dans TTG, de dialogues humoristiques où le but de la réplique est de faire rire, j’aurais tendance à m’éloigner du texte original, tout en restant logique. Je me suis par exemple permis à plusieurs reprises de remplacer le nom d’une célébrité japonaise par celui d’une célébrité américaine, mais je l’ai fait parce que les héroïnes sont présentées comme des amatrices de séries américaines : les références à Friends ou à Gossip Girl, par exemple, étaient déjà là. Par contre, je n’aurais pas mis une référence culturelle française qu’elles n’auraient pas pu connaître, car même si ça peut être drôle au premier abord, ça risque d’interpeller le lecteur et le faire sortir de l’histoire. Je fais également attention au dosage et j’essaye de ne pas tout lisser et adapter : par exemple, l’autrice intègre volontairement des références à des chansons des années 1990 pour marquer le décalage des héroïnes par rapport à leur époque. J’ai donc conservé les chansons, quitte à parfois mettre une note, comme je l’ai fait lorsque Rinko chante au karaoké le tube Can you celebrate ? de Namie Amuro, qui a toute une signification au Japon.

D’autre part, on est parfois obligé de garder les éléments de la métaphore japonaise en raison de l’image : à un moment, Key traite Rinko et ses amies de « vieilles filles qui font des réunions au bord du puits ». Cela signifie tout simplement « faire les commères entre voisines », mais comme l’autrice illustre la métaphore en présentant les héroïnes en kimono autour d’un puits, j’ai traduit par « une réunion de vieilles commères autour du puits du village ».

Quoi qu’il en soit tout dépend toujours du contexte, ce qui compte, c’est de respecter le ton du récit, et de se demander pourquoi l’auteur a choisi telle référence avant de décider de l’adapter. Tant que le traducteur est conscient de ce qu’il fait, je pense qu’on peut, selon la nature de l’œuvre, se permettre beaucoup de libertés, mais il faut toujours garder en tête qu’on est là pour servir l’œuvre.

Les trois personnages principales de cette histoires, trois femmes trentenaires à Tokyo, ont un parlé assez singulier, avec l’utilisation d’un langage qui peut être argotique voir vulgaire. Quelle attention portes-tu à leur retranscription ? 

 La difficulté pour traduire leurs échanges, c’est que tout le mordant et la vulgarité de leurs propos s’exprime dans des petites interjections qui n’ont pas d’équivalent exact en français. J’ai donc essayé de transcrire leur langage à travers la construction de mes phrases et le choix du vocabulaire. J’ai préféré éviter de rester trop proche du texte source car les propos des filles ne seraient peut-être pas si choquants dans la bouche d’une trentenaire française : en général, les Français s’expriment de manière plus franche et directe sans que cela soit considéré comme offensant. J’ai donc parfois accentué le côté tranchant pour que l’effet ressenti par le lecteur français se rapproche au maximum de celui ressenti par le lecteur japonais. Par exemple, page 39, quand Rinko est déprimée parce que l’homme qu’elle espérait épouser veut sortir avec une fille de 19 ans, Kaori et Koyuki la rassurent en disant, dans la vo : « C’est un lolicon, c’est sûr. Tous les Japonais sont des lolicon. » « Lolicon » est l’abréviation de « lolita complex » et désigne les adultes qui éprouvent une attirance sexuelle pour les enfants. C’est un mot qui a une connotation plus légère que « pédophile », et au Japon il arrive tout à fait que des gens disent sur le ton de la plaisanterie : « Lui, c’est un lolicon ! ». Pourtant, dans ce contexte, si j’avais allégé en mettant quelque chose comme « Il aime les petites filles, tous les Japonais aiment les petites filles », ça aurait aplati l’échange. J’ai donc opté pour « C’est un pédo, c’est sûr. Tous les Japonais sont des pédos ». Surtout que plus tard, page 61, Kaori, qui est complètement ivre, agresse verbalement Key en lui disant : « Hé, blondasse ! Toi aussi, j’suis sûre que t’es un pédo ! » et Koyuki en rajoute une couche en disant : « Tous les Japonais sont des pédooos ! ». D’autre part, pour « blondasse », la version originale dit seulement « le blond », mais j’ai un peu adapté pour transcrire l’effet d’humour que provoque, en japonais, le fait qu’une femme alpague un homme en disant « le blond ! ».

La traduction de l’argot ou d’une certaine vulgarité orale doit-elle coller à l’air du temps de la langue française selon toi ? Quelles sont les écueuils à éviter s’il y en a ?

 Là encore, tout dépend de la nature de l’œuvre, du lectorat auquel elle s’adresse, mais personnellement j’évite les termes et expressions trop récents, qui risquent de vieillir très vite. Je pense que la langue française est assez riche en mots d’argot pour exprimer toutes sortes de nuances. Mais ce n’est que mon point de vue, et parfois je vois que des confrères emploient des termes très actuels et que ça fonctionne merveilleusement bien. Il faut juste veiller à ce que ça se justifie, et éviter de le faire gratuitement ou à outrance. Je ne pense pas que ça serve forcément l’œuvre d’en faire trop, personnellement ça me fatigue un peu à la lecture. Dans le cas de TTG, je préfère mettre des « bordel » plutôt que des « p*tain », car pour moi, la limite de la vulgarité des héroïnes se situe là, même si ce n’est qu’un ressenti personnel.

Sur quoi travailles-tu actuellement ? Dans tes diverses traductions, outre « Tokyo Tarareba Girls », as-tu un ou des coups de cœurs de traduction en ce moment ?

 Je travaille sur plusieurs projets en simultané, notamment un titre qui me tient très à cœur, mais il n’a pas encore été annoncé donc je ne peux rien dire. Parallèlement à la traduction de TTG, je traduis le Tigre des neiges et Trait pour trait de la même autrice. À chaque fois, Akiko Higashimura parvient à passer d’un type de narration à un autre avec une aisance admirable, qui sonne toujours juste. Elle alterne entre des scènes humoristiques, des moments dramatiques ou plus techniques, mais c’est toujours très bien écrit, elle a vraiment le talent pour vous emporter dans son récit, donc malgré les difficultés de traduction, c’est toujours très stimulant de pouvoir se plonger dans son univers.

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