Interview exclusive de Patrick Honnoré, traducteur du japonais vers le français d’oeuvres littéraires et de manga, membre du grand jury du Prix Konishi pour la traduction de manga en français.
Q/ En tant que traducteur du japonais vers le français, tu as fait à la fois des traductions littéraires et des traductions de manga. Peux-tu nous parler des principales différences qu’il y a entre ces deux traductions?
La première chose que j’ai envie de répondre, au risque de choquer, c’est que ce n’est pas siii différent que ça, en fait. Fondamentalement l’attitude du traducteur devant un manga ou devant un roman est la même.
Traduire un roman ressemble beaucoup plus à traduire un manga que sous-titrer un film ou un animé, par exemple. À traduire un film pour doublage encore moins.
Alors, oui, il y a bien quelques petites différences tout de même, et tous les traducteurs de littérature japonaise ne sont pas de bons traducteurs de mangas, et inversement, tous les traducteurs de mangas ne sont pas armés pour traduire des romans.
La principale différence, c’est que dans un manga, il y a les dessins. Wow, elle était difficile, celle-là. En fait, les dessins disent déjà beaucoup de choses. Dans un roman, pas de dessins, il faut faire très attention que tous les sentiments du personnage, ce qu’il a derrière la tête, ce qu’il cache de ses intentions, par exemple, passent dans ce qu’il dit, même s’il parle de complètement autre chose. De ce point de vue, le traducteur de manga peut vraiment s’appuyer sur les expressions faciales, ou les angles de vue, le découpage, tout l’aspect scénographique.
On dit souvent que la différence entre la traduction d’un roman et la traduction d’un manga, c’est que dans un manga, il faut que la traduction rentre dans la bulle, donc il y a une contrainte d’espace. Bah, oui, d’accord, mais en réalité, dans la grande majorité des cas la traduction à laquelle on a pensé spontanément rentre sans problème dans la bulle. La langue japonaise est plus concentrée que le français, mais d’un autre côté, les caractères japonais sont plus « gros » que l’écriture alphabétique, donc finalement, il suffit de jouer un peu sur le corps de la police que vous utilisez pour faire rentrer ce que vous avez à faire rentrer. Et comme la question du choix de la police et du corps n’est pas vraiment de la responsabilité du traducteur, laissons l’éditeur se débrouiller avec le lettreur ou l’adaptateur graphique (je n’ai pas dit qu’on ne pouvait pas l’aider ou lui faciliter le travail, hein…).
C’est vrai que certains auteurs de mangas, Jiro Taniguchi par exemple, adorait utiliser des bulles très étroites et tout en hauteur, ce qui obligeait à mettre des tirets de césure pas très esthétiques à toutes les lignes. Pour éviter ça, il fallait utiliser seulement des mots courts pour éviter de les couper. Mais vous avez remarqué qu’à partir du moment où il a commencé à avoir du succès à l’étranger, Taniguchi a fait l’effort d’arrondir ses bulles pour faciliter le travail des éditeurs des langues « horizontales » ? À partir de Un ciel radieux, peut-être même avant, c’est très clair. Et depuis au moins 2008-2009, vous me direz si je me trompe, virtuellement tous les auteurs de manga pensent aussi « export » et évitent les bulles et les pavés de narration dont la forme rendrait la publication en langue étrangère compliquée. Enfin, non, pas tous, et je dirais heureusement, mais c’est une autre histoire…
Q/ Qu’est-ce qui te plait le plus dans l’exercice de traduire un manga?
Le premier plaisir, c’est tout bête, c’est de me plonger à fond dans un manga. Parce qu’à la différence du lecteur ordinaire, on lit la moindre bulle, la moindre onomatopée, comme si tout était hyper important, on passe, je ne sais pas, disons par exemple au minimum 15 minutes sur une page, ou parfois une heure. À part le traducteur, qui est-ce qui lit un manga en passant 15 minutes sur chaque page ? Et donc la moindre phrase prend une importance énorme, comme si le personnage mettait sa vie en jeu dans chaque phrase. En fait, l’auteur a travaillé chaque case en insufflant la vie dans ses personnages et dans son histoire, et nous, nous lisons jusqu’à retrouver cette intensité. Alors que le lecteur ordinaire, lui, glisse sur les phrases, et sentira la vie si le personnage est vraiment vivant, mais sans avoir besoin d’aller la chercher au fond. Il n’y a que le traducteur, quelque part, qui lit en profondeur.
Et c’est bien comme ça, je ne dis pas que les lecteurs lisent mal. Au contraire. Je crois que la vitesse de lecture est essentielle pour lire un manga, donc il faut vraiment travailler sur la dynamique de la traduction pour que la page se lise vite, enfin, dans la majorité des cas. Mais cet effet de fluidité et de vitesse de lecture demande un gros travail de style de la part du traducteur. C’est surtout vrai en shônen, bien sûr, mais aussi en shôjo. Et pour travailler ses bulles de façon à ce que le lecteur puisse lire avec vitesse, facilité, et sensation, il faut que le traducteur soit allé au bout de la signification, du sens de l’action, des relations entre les personnages. En fait, en tant que traducteur, j’ai la sensation d’être celui qui connaît le mieux le manga après l’auteur. Oui, je sais, c’est complètement illusoire comme sensation, mais à chaque nouvelle traduction, c’est une sensation magique. Grâce à cette sensation, tous les mangas sont intéressants, ont quelque chose d’important à dire.
Par exemple, en 2006 ou 2007, en traduisant un manga de Tezuka « Akuemon le mauvais », une histoire de 1973, je crois, dans la série Histoires pour tous pour Delcourt, tout d’un coup, je me suis dit : « j’ai déjà vu cette scène quelque part… » C’était une scène de bagarre avec un gros serviteur qui massacre des samouraïs à un contre dix. Et tout d’un coup, le souvenir m’est revenu : c’est une scène d’Astérix légionnaire, quand Obélix massacre des Romains en utilisant un Romain pour taper sur les autres. J’ai réalisé que Tezuka avait adapté en 1973 cette scène d’Uderzo de 1964, pour voir si la dynamique typiquement uderzienne avait quelque chose à lui dire : la victime projetée en arrière avec une molaire ou un glaive qui restent suspendus en l’air comme en apesanteur sous la violence du choc, les traits de vitesse circulaires, les projections qui accompagnent le choc sans que le contact soit montré, etc. Cet instantané du choc en apesanteur n’appartient pas au code de la représentation d’un combat en manga, où on est plutôt dans l’instant figé de la pose chorégraphique et le flou de la vitesse. D’ailleurs, l’expérience n’a pas dû paraître concluante à Tezuka car il ne l’a jamais reprise, à ma connaissance.
Bref, ce que je veux dire, c’est que, ni les lecteurs de Tezuka, ni les critiques de manga, n’ont remarqué cette scène, il n’y avait aucun dialogue à traduire, juste une ou deux onomatopées, mais il faut être traducteur pour passer suffisamment de temps sur chaque case à étudier tous les détails pour la remarquer.
Q/ Quelles sont les principales difficultés de la traduction de manga en français selon toi?
Les difficultés sont de plusieurs ordres. Ce sont souvent des difficultés qui sont propres à un auteur, ou à une série, voire à une scène particulière, il est difficile de parler de difficultés en général. Mais, parmi les plus courantes, il y a les phrases qui courent sur plusieurs cases. Ça arrive souvent en shônen pendant les scènes de baston, mais aussi en shôjo dans les scènes de forte intensité émotionnelle. En japonais, le verbe est à la fin de la phrase, ce qui rend facile les effets de coup de théâtre. Mais en français, le verbe est au début ou au milieu, ce qui fait que le visage du personnage dans la dernière case sera contradictoire avec les mots qu’il prononce. Ça n’arrive pas à toutes les pages, mais c’est souvent une scène importante, donc il ne faut pas se manquer. Et pour que le coup de théâtre fonctionne sur la dernière case comme dans la VO, il faut parfois faire un peu de gymnastique.
Dans la vie ou au cinéma, on sait qui parle même sans le regarder, au son de sa voix. Le son de la voix est également vecteur d’énormément d’informations sur l’état psychique de celui qui parle, ses émotions, le niveau et la qualité de son énergie. En manga, il n’y a pas le son, mais il faut quand même savoir qui parle, il faut que le langage de chaque personnage soit reconnaissable, porteur de son identité et de sa psychologie. En manga, les visages sont très expressifs, même souvent exagérément expressifs, c’est ce qu’on appelle le « déformé », donc on peut s’appuyer sur l’expression physique du personnage pour caler l’expression de son langage.
Mais la difficulté vient de ce que le code des expressions faciales ou de la gestuelle, justement, ne correspond pas toujours à ce qu’un lecteur francophone a l’habitude de décrypter dans la tradition franco-belge ou même dans la culture européenne de façon générale. Il arrive assez souvent, en shôjo ou en seinen essentiellement, que le texte ne dise rien de concret sur les émotions du personnage, parce que son visage parle pour lui. Alors il y a les codes évidents : la goute de sueur sur le front, les larmes qui s’amassent dans le creux des paupières, la veine de colère saillante sur la tempe, ces codes-là, à peu près tout le monde les connaît maintenant, je suppose, mais il y a des regards, des poses, plus subtils, que le lecteur francophone peut ne pas voir. Et s’il est essentiel pour le sens de la scène que le lecteur décode l’émotion en jeu, alors on peut se demander s’il faut expliciter cette émotion dans le dialogue. Personnellement, j’essaie d’être léger, parce qu’un code qui n’est pas compris aujourd’hui sera peut-être évident demain, et on trouvera que le texte est lourd si je l’ai soutenu avec des piliers en béton.
Par exemple je me demande souvent si le lecteur français comprend exactement ce que veut dire un personnage qui penche la tête sur le côté sans rien dire. Oui, en général, ça exprime le doute, mais quel doute ? Ça peut être beaucoup plus subtil que ça. Ça peut être la réprobation, ou la surprise, etc. Et si le personnage ne dit rien, on n’est quand même pas supposé ajouter une bulle pour expliciter, n’est-ce pas… Sauf cas particulier, il me semble que le lecteur moyen a dû voir suffisamment d’animés ou lu de manga avec cette gestuelle pour la décoder. Et s’il ne la décode pas encore aujourd’hui, il la décodera peut-être bientôt, et se demander ce que ça veut dire est important aussi pour le lecteur.
Je me souviens par exemple que pour les premiers lecteurs de Nonnonbâ de Shigeru Mizuki, il était difficile de voir que la vieille dame souriait, alors qu’elle avait un visage que l’on identifiait comme effrayant. En fait, ça, pour moi, ça appartient au travail du lecteur. Ce n’est pas parce qu’un manga est traduit que le lecteur n’a plus rien à faire. C’est à lui d’entrer dans le manga et de comprendre l’histoire et les personnages, et je dirais : s’il ne comprend pas, c’est son problème ! Nous, on lui a donné les clés de la maison, mais s’il se perd, c’est peut-être qu’il n’a pas le sens de l’orientation… Et puis en revenant plusieurs fois, il finira par aimer aussi cette maison et à se sentir chez lui. La preuve, c’est que Shigeru Mizuki ne pose plus de problème à personne aujourd’hui. Les lecteurs francophones habitent aussi cette maison, maintenant. Je crois même qu’ils font le lien avec l’expérience qu’on a tous fait d’une vieille personne qui nous a fait peur (bon, on était petit, sans doute, mais le manga fait revivre les couches les plus anciennes de notre enfance). Grâce à Nonnonbâ, on découvre qu’un visage peut être à la fois atroce et adorable. Ce qui est d’ailleurs, j’en profite pour le signaler, exactement le sens original de l’esthétique « kawai ». Et là, on n’est plus dans le décryptage d’un code du manga comme média, on est dans l’enrichissement de sa vie personnelle.
Bref, ce travail du lecteur, c’est le plaisir de la lecture. Il faut que la traduction ménage le travail du lecteur, c’est comme une blague, si vous l’expliquez, elle n’est plus drôle. Pour rire, le lecteur a besoin d’avoir fait la dernière partie du chemin tout seul. Tout pareil pour l’horreur, l’action, l’émotion…
Q/ Une anecdote de traduction de manga à nous raconter ?
Quand nous avons traduit Nonnonbâ, de Mizuki Shigeru, [YM] et moi, l’éditeur Cornélius nous avait donné consigne de traduire toutes les onomatopées et les éléments signifiants du décor entre les cases pour respecter le travail graphique de l’auteur. Or, à la fin, quand Miwa fait passer un message à Shige pour lui dire adieu avant d’être vendue comme geisha, on voit un gros plan du message écrit maladroitement. C’est juste un seul mot « Merci », mais écrit avec une faute d’orthographe. Scène très émouvante, touchante. Mais si on avait traduit dans l’entre-case, on aurait cassé toute l’émotion : c’est Shige qui a appris à écrire à Miwa, c’est pour le remercier de sa gentillesse qu’elle fait l’effort d’écrire ce message, et la faute d’orthographe, il faut la voir en gros plan, pas dans l’entre-case, pour trouver cette scène émouvante à pleurer (moi, quand je traduis, si je pleure quand c’est émouvant, si je ris quand c’est comique, je me dis que je ne suis pas loin de la solution). Donc bref, il fallait que le gros plan du message soit en français dans l’image. J’ai expliqué ça à Jean-Louis Gauthey, l’éditeur, qui a été très vite convaincu et a fait ce qu’il fallait faire. Et donc nous avons traduit « MERSI » directement dans la case en effaçant le mot en japonais. Pas pour modifier son principe, juste parce que cette case, c’était un cas à part. Et j’aime bien me dire que c’est peut-être parce que les membres du jury d’Angoulême ont été émus à cet endroit-là précisément que Nonnonbâ a eu le prix du Meilleur Album en 2007. Un éditeur un peu rigide sur ses principes, ou un traducteur qui n’aurait pas insisté auprès de l’éditeur pour lui expliquer que là, c’était spécial, l’aurait raté.
Q/ Pourquoi est-il important de valoriser la traduction de manga en français ?
Je crois que la traduction de manga en français à fait de gros progrès depuis les débuts du boum du manga dans les années 2000. Il reste tout un pan de l’édition manga qui pose problème, où on a même l’impression d’une régression, mais justement, puisque ça s’améliore chez certains éditeurs, c’est la preuve que là où ça ne s’améliore pas, c’est plus la faute du manque d’effort de quelques éditeurs que des traducteurs. Bon, je n’insiste pas parce que ça m’amènerait trop loin, mais un jour il faudra bien qu’on le déballe, ce dossier.
Donc on va globalement dans la bonne direction, et pourtant, quand il y a un problème, tout le monde dit que c’est peut-être la faute de la traduction. Les lecteurs, les journalistes, tout le monde a un avis sur la faiblesse de la traduction. Mais qu’est-ce qu’ils en savent ? « Je n’ai pas aimé ce manga, c’est certainement la faute de la traduction… » C’est bizarre, moi j’ai dix autres explications possibles… Alors valoriser la traduction de manga en France, c’est d’abord renforcer le maillon faible.
Valoriser le travail des traducteurs, c’est aussi offrir au lecteur une expérience de lecture de qualité. Le premier problème quand une traduction est bâclée par un traducteur qui a été obligé d’accepter de mauvaises conditions (à rendre pour le lendemain, payée une misère, sans relecture ou corrections), c’est qu’elle fait passer dans le bas de gamme une série qui avait quelque chose à dire. Une mauvaise traduction fait rater des choses au lecteur. Ou si vous préférez, le lecteur n’est pas obligé de tout comprendre ce qu’il y a dans un manga, mais ce qui est sûr, c’est qu’il ne peut pas inventer ce que le traducteur aura fait passer à la trappe.
Autrement dit, quand le traducteur n’a pas compris ce qu’il y avait d’original, d’unique, de nouveau dans une série, ça ne va pas apparaître tout seul par magie dans la traduction, et donc finalement les lecteurs penseront que cette série n’avait rien à dire. Alors que si la traduction va chercher ce que chaque série, pas besoin que ce soit un chef-d’œuvre, apporte au monde, alors cette série trouvera au moins un lecteur francophone pour qui elle changera sa vie (au moins pendant une heure, ne soyons pas trop ambitieux non plus…). Vous allez me dire, un lecteur, ce n’est pas beaucoup. Oui, mais trouver le deuxième lecteur, et le suivant, et le suivant, c’est le travail du marketing, pas du traducteur !
Et puis, valoriser la traduction de manga, c’est aussi faire avancer la bande dessinée « franco-belge » au sens large, en poursuivant la découverte de nouvelles façons de conduire les dialogues, de gérer l’action, les rapports entre les personnages, le dit et le non-dit. Aujourd’hui, le dessin manga est intégré d’une façon ou d’une autre à la réflexion créative de tout dessinateur BD du monde entier, même si c’est pour le rejeter. Je crois qu’aucun jeune dessinateur de BD ne peut prétendre être à la pointe de la création en BD aujourd’hui s’il ignore ce qu’est le dessin manga, même si ce qu’il fait n’a rien à voir. Pour la structure du scénario et la gestion des dialogues, le contenu, on n’en est pas encore là, il me semble. Parce que justement, les créateurs francophones comptent sur les traducteurs pour aller plus loin dans la découverte d’options qu’ils n’imaginent pas encore.