Interview exclusive de Madame Cécile Sakai

Interview exclusive de Madame Cecile Sakai, Directrice de l’UMIFRE 1 9 Institut Français de Recherche sur le Japon à la Maison franco-japonaise, Professeure de langue et littérature japonaise à l’UFR des Langues et Civilisations de l’Asie Orientale, Université Paris Diderot.

La première étape pour devenir traducteur de manga étant d’apprendre le japonais, bien souvent sur les bancs de la faculté, vous avez dû voir défiler dans vos cours une bonne partie des traducteurs qui officient aujourd’hui dans le manga en France. Pouvez-vous nous parler un peu de votre expérience en tant qu’enseignante universitaire ? Les étudiants japonisants sont-ils toujours aussi attirés par le manga ?

J’enseigne la langue et la littérature japonaise à l’Université Paris Diderot depuis le milieu des années 1980, après la soutenance de ma thèse qui portait sur la littérature populaire (Histoire de la littérature populaire japonaise, 1900-1980, L’Harmattan, 1987, traduction japonaise chez Heibonsha, 1997). A l’époque, il y avait beaucoup moins d’étudiants qu’aujourd’hui, et leurs centres d’intérêt concernaient surtout le cinéma des années 50, 60 (Ozu, Mizoguchi, Kurosawa, etc.), les arts traditionnels (la cérémonie du thé, l’ikebana), la pensée religieuse, avec une curiosité croissante pour la réussite économique du Japon. Les écrivains les plus souvent lus par les étudiants d’alors étaient Mishima, Kawabata, Tanizaki. En ce qui concerne les mangas, ils commençaient à être diffusés à la télévision, dans les émissions pour enfants (du type Club Dorothée), et faisaient l’objet de vives controverses au sujet de la violence, de la vulgarité, de la laideur. Cela semble difficile à croire aujourd’hui. Mais en réalité l’impact de ces séries à la télévision a concerné toute une nouvelle génération d’étudiants, qui peu à peu ont bénéficié de publications en français, par des éditeurs de plus en plus nombreux, de traductions de plus en plus variées, incluant évidemment les œuvres du maître Tezuka Osamu, mais allant des séries les plus populaires (comme Dragon Ball Z) aux mangas d’art et d’essai, œuvres par exemple d’Otomo Katsuhiro ou de Mizuki Shigeru. En sorte qu’à partir des années 90, les universités ont vu s’inscrire de plus en plus d’étudiants (public plutôt masculin), dont la passion était le manga, le dessin d’animation et le jeu vidéo. En tant qu’enseignante, et avec mes collègues, nous nous sommes peu à peu adaptés à ces nouvelles passions. Par exemple en dirigeant des mémoires de Maîtrise et de DEA (aujourd’hui Master 1 et Master 2) sur des œuvres en manga . Quelques auteurs que j’ai suivis ainsi, grâce aux étudiants : Tezuka bien sûr (plusieurs mémoires), mais aussi Otomo Katsuhiro, Ikeda Riyoko, Nakazawa Keiji (Gen d’Hiroshima), la revue Garo, Tsuge Yoshiharu, Okazaki Kyôko, et plus récemment les visual novels, etc. Ou bien encore plusieurs des films des studios Ghibli, et sur l’œuvre d’Oshii Mamoru. Si les étudiants qui choisissent de se spécialiser dans le manga ne sont pas majoritaires aujourd’hui, ils sont malgré tout assez nombreux et constituent un groupe de bons, voire de très bons spécialistes, dont certains sont devenus ensuite soit des traducteurs, soit des éditeurs, soit des médiateurs, dans le domaine du manga entre la France et le Japon.

Ajoutons à cela qu’enfin en France un spécialiste du manga a été nommé Maître de conférences, à l’Université de Lyon. Il s’agit de Julien Bouvard, qui a soutenu à Lyon sa thèse en 2010, sur «  Manga politique. Politique du manga. Histoire des relations entre un médium populaire et le pouvoir dans le Japon contemporain des années 60 jusqu’à nos jours. ». En bref, le domaine du manga et de l’animation est en train d’acquérir un statut académique en France, comme au Japon et dans les autres pays du monde – tout en conservant un succès populaire et immédiat auprès des différents publics cibles, et malgré un début de saturation constaté par les éditeurs.

L’attrait pour la culture manga peut être une des raisons assez fréquemment évoquées pour apprendre le japonais, mais les amateurs de manga au départ font-ils les meilleurs traducteurs de manga à l’arrivée ? Y a-t-il un décalage entre l’idée qu’on se fait de la traduction de manga et la réalité ?

C’est une très bonne question, car la passion peut créer certaines illusions. A mon avis, être un très bon connaisseur du manga, les aimer, les comprendre, constituent des conditions nécessaires, mais non suffisantes pour devenir un bon traducteur. En effet, la traduction dépend non seulement de la bonne maîtrise du corpus (donc des manga) mais aussi de l’excellente maîtrise du français, de ce qu’on appelle la langue d’arrivée. Même si le contenu des bulles est souvent elliptique, minimal, d’apparence simple voire élémentaire (ce qui n’est pas le cas de tous les manga, on connaît des oeuvres très savantes avec énormément de textes, parfois écrits en langue ancienne par exemple !), précisément cette simplicité est difficile à rendre. Il ne faut surtout pas traduire littéralement, car il faut tenir compte du contexte, c’est-à-dire de l’image qui s’associe au texte, de la position et du rythme de lecture du lecteur francophone. Il s’agit de transposer de la façon la plus efficace possible un médium mixte qui articule le texte à l’image, et c’est un enjeu complexe.

Durant le cursus universitaire de langue et civilisation japonaise, la traduction de manga japonais est-elle abordée ? fait-elle l’objet d’un enseignement particulier ?

Je ne peux que parler de ma propre expérience, mais dans mon cours intitulé « Techniques de la traduction » en Master 1, à l’Université Paris Diderot, je consacre toujours deux ou trois séances à de la traduction de manga, en indiquant les principaux objectifs à atteindre et les pièges à éviter. J’évoque toujours l’expression de « contrat de traduction », ou de « pacte de traduction », pour expliquer que l’on doit traduire de façons différentes en fonction des situations. Une traduction universitaire, rigoureuse, fidèle au texte japonais, n’a rien à voir avec une traduction commerciale, qui doit plaire au public avant tout, par exemple. Et comme le manga s’inscrit dans le domaine des loisirs, du divertissement, je pense qu’il faut privilégier la réception, c’est-à-dire l’efficacité du dispositif chez les lecteurs. IL faut en particulier être attentif au style oral : lorsqu’un dialogue se développe à travers les bulles, il faut rester en français dans un style oral qui donne une impression naturelle, fluide. Et ce point est essentiel, puisque la plupart des textes des manga sont des bribes de conversation. C’est un contexte qui rappelle d’ailleurs celui de la traduction des sous-titres au cinéma, qui forme un domaine tout à fait spécialisé.

Selon vous qu’est-ce qui fait le charme de la traduction de manga par rapport à un ouvrage littéraire ? Qu’appréciez-vous personnellement dans l’écriture du manga ?

Je ne sais pas si je parlerais de « charme », en tous les cas il y a des différences tout à fait claires, dans la forme, dans le style, dans le format, dans l’association à l’image. Certains traducteurs littéraires aujourd’hui sont aussi des traducteurs de manga, mais je sais qu’ils font attention à ne pas mélanger les deux genres. Et je pense qu’il serait assez difficile aux traducteurs de manga de devenir des traducteurs littéraires, car les compétences restent très distinctes. Pour faire de la traduction littéraire, il faut à la fois une vraie culture littéraire et une excellente maîtrise littéraire des deux langues ; pour faire de la traduction du manga, il faut une vraie culture du manga et une excellente maîtrise des deux langues – maîtrise non forcément littéraire.

Quelles seraient vos recommandations en terme de lecture de manga (en français ou japonais)?

En japonais, et bien que je n’aie pas tout lu, l’époque du magazine Garo me fascine : il y a là de véritables auteurs qui s’affirment, c’est la naissance du manga d’art et d’essai, très inventif, à la limite de l’expérimental. Comme je lis le japonais, mes exemples puisent plutôt dans les originaux. J’éprouve aussi une grande admiration pour les œuvres d’Otomo Katsuhiro et, dans un genre très différent, de Taniguchi Jirô, hélas décédé prématurément cette année (2017). C’est particulièrement leur perfection graphique qui me fascine. De plus jeunes auteurs, comme Matsumoto Taiyô, sont aussi des artistes.

Quelles sont pour vous les principales qualités d’un bon traducteur de manga ?

Comme pour tout traducteur, modestie (vis-à-vis de l’auteur, vis-à-vis du lecteur) et perfectionnisme (retravailler autant de fois que nécessaire, faire relire par d’autres, aboutir à un état objectivement satisfaisant de la traduction). Mais je sais que la réalité est souvent plus rude : certains éditeurs imposent un rythme infernal aux traducteurs, pour publier vite, toujours plus vite. Cela ne peut que susciter des travaux bâclés, mal écrits, mal relus, parfois truffés de fautes. Il faut savoir qu’un temps minimal est nécessaire pour la traduction et la relecture de la traduction. Certains éditeurs devraient y réfléchir, car une mauvaise traduction peut plomber définitivement une œuvre.

Pour finir, auriez –vous une anecdote liée à la traduction de manga, à l’enseignement ou à vos étudiants ?

Une petite anecdote concernant les onomatopées : le débat est vif à ce sujet. Non seulement il existe une quantité impressionnante d’onomatopées (phonétiques ou impressives) dans la langue japonaise, mais les auteurs de manga ne cessent d’en créer et de les mettre en scène graphiquement dans leurs œuvres. Mais même la traduction de termes très simples peut poser problème : le « non » de la négation en français donne une impression un peu stricte. On voit dans les traductions de manga qu’il est parfois systématiquement remplacé par un « nan ! » qui personnellement me gêne. Sans doute renvoie-t-il à des codes de traduction de conversation populaire, mais voir des personnages japonais échanger leurs refus par des « nan ! » récurrents crée, je trouve, une bizarrerie inutile. On doit pouvoir introduire le côté familier de la conversation par d’autres astuces, car le « nan ! » repose finalement sur une distorsion phonétique en français de l’adverbe « non », c’est-à-dire une déformation trop étroitement franco-française.

Un dernier mot pour l’avenir : l’arrivée des multiples traductions libres sur internet est en train de modifier la donne. Il y a là un énorme marché plus ou moins bénévole d’individus qui s’adressent à d’autres individus, avec le désir et le plaisir de traduire, et à l’autre bout la curiosité pour des inédits. Dans les années à venir, les questions d’édition, de formation, d’économie du marché, mais aussi de fiabilité, vont sans doute faire l’objet de nombreuses réflexions, analyses, et peut-être tentatives de réorganisation de la production.

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