Avant de parler de ta traduction de Stop!! Hibari-kun! pour laquelle tu as reçu le Grand Prix de l’édition 2020 du Prix Konishi pour la traduction de manga, peux-tu nous dire comment tu en es venu à faire de la traduction de manga ton métier ?
Au lycée, j’ai le souvenir d’avoir reçu Sonatine, Porco Rosso et L’Homme qui marche comme de gros coups de boule qui m’ont complètement sonné et retourné le cerveau. À l’époque, mes lectures de mangas se limitaient à ce qui sortait en français, et je dévorais plutôt Ranma ½ ou Noritaka le roi de la baston qu’Akira, un peu trop cher pour mon argent de poche. Je crois que les mangas m’intéressaient surtout pour ce qu’ils montraient du Japon, et à ce titre Chronique japonaise de Nicolas Bouvier a copieusement nourri cette fascination. Après le Bac, j’ai voulu me mettre à l’épreuve en étudiant un domaine auquel je ne connaissais absolument rien, et j’ai fait une licence de japonais à l’INALCO sans trop réfléchir aux débouchés. Je n’ai pas suivi le cursus spécialisé en traduction, mais plutôt celui sur la littérature et la pensée japonaises. Nous traduisions des textes dans le cadre de cours de civilisation (sur l’histoire ou les débuts de la photographie, par exemple), et j’y prenais beaucoup de plaisir, mais je n’ai jamais songé à devenir traducteur pendant mes études. Après avoir vivoté de petits boulots en France et au Japon pendant quelques années, j’ai travaillé pendant six ans comme chargé de production pour Jaapan (au départ connue sous le nom de Sonore), une société qui organisait des concerts de musiques actuelles japonaises un peu partout en Europe et un festival de la création japonaise contemporaine. Concrètement, je montais des tournées en démarchant les salles et je m’occupais de la partie technique et logistique. Ç’a été peut-être la période la plus excitante de ma vie, j’ai pu travailler avec plusieurs de mes héros de la scène musicale indépendante et améliorer mon niveau en japonais, mais c’était compliqué de vivre de ce travail. À une certaine époque, alors que je cherchais à trouver de quoi payer les factures, Satoko Fujimoto, une super traductrice de mangas dont j’avais fait la connaissance grâce à Jaapan, m’a présenté à des éditeurs. Tout d’abord Benoît Maurer des éditions IMHO, qui m’a confié la traduction de Tokyo Zombie, et Wladimir Labaere de Casterman, qui cherchait un adaptateur pour Shin-chan, en remplacement d’Anthony Prezman, qui travaillait jusqu’alors avec Satoko mais faisait une petite pause à ce moment.
Tu as une liste impressionnante de titres traduits à ton actif. Quelles sont les traductions qui t’ont le plus marquées jusqu’ici et pourquoi ?
La traduction de La Fille de la plage d’Inio Asano m’a énormément marqué. Le ton des répliques nécessitait de coller au plus près à l’époque et à la manière de parler des adolescents. Les pensées des personnages restaient totalement cachées au lecteur, et le tout avait une saveur quasi documentaire. Je ne suis pas un très grand lecteur, mais il me semble que peu d’autres mangas ont un tel souci d’authenticité. Je me souviens avoir scruté chaque détail, gratté chaque mot pour qu’il sonne juste et sincère, qu’il ne trahisse pas ma présence et celle de l’auteur. Je crois que cette expérience m’a été particulièrement utile pour des titres comme Éclats d’âme(s) ou Mauvaise herbe. Dans un tout autre registre, j’ai adoré traduire L’Enfant insecte de Hideshi Hino, qui m’a profondément ému. Je me souviens avoir mis tout mon cœur dans la traduction de ce livre, mais quand il a été réédité l’an dernier et que j’ai eu l’occasion de revoir ma copie, j’ai été consterné par ce que j’avais écrit et j’ai tout changé !
Est-ce ton éditeur qui t’a proposé Stop!! Hibari-kun! ou est-ce une proposition de ta part ?
Quelle a été ta première impression à la lecture de ce titre ?
Hormis trois tentatives infructueuses, je ne fais jamais de propositions aux éditeurs. Il m’arrive en revanche qu’on me demande des fiches de lecture. C’est Stéphane Duval du Lézard Noir qui m’a proposé ce titre. J’ai été très séduit par le charme rétro du trait, des vêtements et des coupes de cheveux des personnages, mais ma seconde impression a été la même qu’à chaque fois : je n’arriverai jamais à traduire ça !
Quelles sont les problématiques de traduction que tu as rencontré sur ce titre en particulier ?
Dans mon cas, le registre comique est une source de difficulté et de pression supplémentaires. L’humour japonais n’obéit pas toujours aux mêmes mécaniques que l’humour français, et celui de Stop!! Hibari-kun! fait souvent référence à des éléments de la culture populaire japonaise de son temps, que j’ai essayé d’adapter comme je pouvais. Idem pour les jeux de mots. Le japonais est une langue très souple, qui peut être à la fois très précise ou très évasive, et permet de dire beaucoup de choses en très peu de mots, ce qui est l’idéal pour la comédie. En français, je dois pour ma part faire des efforts pour tailler dans le gras, afin que l’œil glisse le plus rapidement possible sur le texte. Si le rythme ralentit, si on doit faire travailler ses méninges pour comprendre un gag, l’effet comique perd de son punch. Le problème, c’est que le gras, toutes les petites fioritures inutiles à la compréhension, c’est aussi ce qui donne de la saveur au texte, et qu’il ne faut pas trop en enlever, sous peine de se retrouver avec des dialogues fades.
Stop!! Hibari-kun!, écrit entre 1981 et 1983, met en scène un personnage de « garçon qui vit comme une fille ». Pour un certain nombre de lecteurs qui découvrent le manga aujourd’hui, en particulier dans le contexte occidental, il est difficile de voir Hibari-kun comme autre chose qu’une fille trans (c’est-à-dire spécifiquement pas un garçon). Est-ce que tu as senti un décalage toi-même entre le cadre de pensée dans lequel le manga a été écrit et celui dans lequel il serait reçu en France avec ta traduction ?
Le signe le plus évident du décalage qui existe entre le Japon des années 80 et celui d’aujourd’hui, c’est que dans Stop!! Hibari-kun!, aucun terme ne désigne ce qu’est Hibari, hormis des noms d’oiseaux comme « pervers » ou « dégénéré ». Le mot « transgenre » n’existait pas encore, et même le mot transsexuel, aujourd’hui tombé en désuétude, n’apparaît pas une seule fois en près de 1000 pages. Le personnage est traité par son entourage comme une anomalie et une source d’embarras, mais Hisashi Eguchi en fait à la fois un ressort comique et une vraie héroïne, une figure forte et libre. Ce décalage entre la manière dont la société japonaise percevait la transidentité à l’époque de la parution de la série et le regard que le Japon moderne porte sur cette question n’a pas particulièrement influencé mon travail.
En traduisant les insultes homophobes du père de Hibari, en particulier, est-ce que tu as pensé à la manière dont pourraient être ressenties ces insultes, notamment de la part de jeunes lecteurs LGBT ? Comment est-ce que tu as choisi les termes employés par le père ?
Je pense que vous faites allusion à certains passages dont j’ai corsé la virulence, notamment la phrase « Tu suintes le vice par tous les pores », qui n’existait pas dans la VO. Non, je n’ai pas prêté attention à la manière dont les propos du père de Hibari pourraient être perçus par des lectrices et lecteurs LGBT. Car ce personnage a un rôle comique, et son côté réac (que partage la quasi-totalité des autres personnages, mais de manière plus tempérée) le ridiculise de toute manière. En tout cas, j’ai estimé que je devais au contraire insister sur son côté vieux con macho pour que l’effet comique fonctionne. En japonais, les répliques sont très vivantes, mais cela ne repose pas entièrement sur le choix des mots. Même à l’écrit, une phrase peut restituer le ton et l’émotion du personnage, trahir son âge, son sexe, son milieu social, tout en utilisant un vocabulaire assez neutre, car ces informations passent par d’autres éléments linguistiques. En français, on doit plutôt choisir parmi la palette de mots pour tenter d’exprimer tout ça.
Je me suis davantage posé de questions quand j’ai traduit les insultes qui visaient Tasuku, le héros homosexuel d’Éclats d’âme(s), de Yuhki Kamatani. S’agissant d’un passage traitant d’homophobie, il était important d’utiliser des mots blessants. En revanche, j’ai marché sur des œufs quand je devais traduire les monologues de Tasuku ou de ses ami·es, tantôt blessé·es ou enragé·es. Traduire une réplique de bande dessinée, c’est parler à la place de quelqu’un d’autre. Parler à la place du père de Hibari, comme un gros beauf, ne me pose pas de problème particulier. Mais parler au nom d’un ado homosexuel, d’une lesbienne ou d’une personne agenre qui raconte sa difficulté à s’accepter ou les discriminations dont iel est victime, me demande beaucoup plus de réflexion. En tant qu’homme hétéro cisgenre plutôt épargné par les injustices, je dois me projeter, faire un travail d’empathie et essayer de me mettre à la place du personnage pour trouver des mots qui résonnent avec sincérité. D’un point de vue « technique », je tiens à saluer le travail de Laura Negro et de Bruno Pham des éditions Akata, qui ont m’ont aidé à trouvé des moyens astucieux pour contourner la question du genre dans un passage important où une personne non-binaire prenait la parole.
Cas sans doute rare pour un traducteur, tu as aussi pu découvrir l’auteur de Stop!! Hibari-kun!, Higashi Eguchi, que tu as accompagné durant son séjour au Festival d’Angoulême en janvier dernier. Que retiens-tu de cette rencontre ? T’a-t-elle permis d’en apprendre plus sur Stop !! Hibari-kun ! ? S’est-il exprimé sur l’épineuse question de la représentation des personnes trans-genres dans le manga ?
Dans le passé, j’ai eu le plaisir d’accompagner à Angoulême d’autres auteurs dont j’ai traduit les mangas, comme Atsushi Kaneko (Wet Moon, Deathko) et Keigo Shinzô (Tokyo Alien Bros, Mauvaise herbe). Hisashi Eguchi m’a beaucoup touché par la très grande lucidité qu’il porte sur son œuvre, le contexte socio-culturel dans lequel il l’a écrite, et la manière dont la situation a évolué depuis. Il a notamment évoqué ces questions au micro de France Culture, et l’interview est toujours disponible en ligne (ici).
Sur quelles traductions travailles-tu actuellement ?
Actuellement, je suis notamment en retard sur Bathtub Brothers (Toshifumi Sakurai), Nos C(h)œurs évanescents (Yuhki Kamatani), Mitochon Armageddon (Gatarô Man), Tokyo Revengers (Ken Wakui), Flying Witch (Chihiro Ishizuka), Zenkamono (Tôji Tsukishima / Shigeyuki Iwata) et bien sûr Stop!! Hibari-kun!
Quels conseils donnerais-tu à des jeunes qui souhaitent faire de la traduction de manga leur métier comme toi ?
Lire autant que possible des œuvres écrites à l’origine en français. BD, romans de tous les genres et de toutes les époques, essais, journaux, tout ce qui vous passe à portée de main. Pas de mangas, ou alors en VO. Laissez traîner votre oreille dans le métro, dans les lieux publics, prêtez attention aux dialogues dans les films, aux interviews à la radio etc. Un traducteur de mangas est avant tout dialoguiste, et il est capital d’être capable de s’exprimer dans toutes sortes de registres de langue, et d’observer comment les autres traducteurs les retranscrivent à l’écrit.
Travailler à son compte peut être assez stressant. Exercer un autre métier à mi-temps peut vous assurer un minimum de stabilité et vous permettre de vous concentrer sur la traduction de titres qui vous plaisent vraiment.
Sinon, participez à des activités collectives, du sport, du bénévolat, n’importe quoi qui vous permette de sortir de l’isolement vers lequel ce métier pourrait vous entraîner.