Suite de la rencontre avec Julien Bouvard et Antonin Bechler, tous deux maîtres de conférences en études japonaises, à propos de la place qu’occupe le manga dans l’enseignement du japonais à l’université.
Vos départements proposent-ils un enseignement particulier en rapport avec le manga et sa traduction ?
Julien : Cela fait une dizaine d’années que je suis en poste et que j’ai intégré le manga dans mes enseignements, dans des cours magistraux sur l’histoire du manga notamment. Dans mes séminaires à destination des étudiants de master, le manga apparaît dans plusieurs de mes cours, dont un sur la matérialité du manga, qui est un de mes sujets de recherche en ce moment. Dans ces cours, je fais travailler les étudiants sur des textes en japonais, mais aussi en anglais ou en français, qui concernent le manga en tant qu’objet. En dehors des cours magistraux, j’ai aussi des cours de traduction, de la licence au master 2. En général dans les départements de Japonais, ces cours se concentrent sur la traduction d’articles de journaux ou des passages de romans. C’est comme cela que moi-même, j’ai appris la langue à l’université. Depuis quelques années, j’y ai ajouté d’autres types de documents. Cela peut être des posts sur internet, des messages sur des réseaux sociaux, et bien sûr aussi un peu de manga, ce qui n’est jamais vraiment évident. Cela demande que les étudiants aient déjà un certain niveau de compréhension de la langue. On ne peut pas le faire en première année, et c’est encore assez difficile en deuxième. On peut commencer à le faire avec les étudiants en 3ème année de licence. Contrairement à ce qu’on imagine, c’est beaucoup plus compliqué de bien traduire un manga que de faire de la traduction de phrases toutes faites qu’on retrouve dans les manuels scolaires. Par exemple, il y a 4 ans, j’ai fait travailler mes étudiants de licence sur Tokyo Tarareba Girls. C’est d’ailleurs les étudiants qui avaient choisi le médium manga pour ce cours de traduction. Souvent, les étudiants ne mesurent pas le niveau de difficulté de la traduction de manga. S’exercer à la traduction de manga permet de leur expliquer concrètement quelles sont les contraintes techniques, quelles sont les problématiques d’une bonne traduction. C’est vraiment un exercice intéressant et formateur pour eux, mais qui demande là aussi énormément de connaissances sur la narration de manga, mais aussi sur la société japonaise, les rapports sociaux au Japon, etc. Or, la plupart n’ont finalement pas que des connaissances superficielles de ces aspects, n’ayant jamais été au Japon. Par ailleurs, les étudiants de licence ont tendance à traduire de manière très littérale, en restant accrochés au dictionnaire, avec beaucoup d’automatismes. Les étudiants qui arrivent à bien traduire sont très peu nombreux en fait, et les rares bons traducteurs à ce niveau-là sont ceux qui lisent beaucoup et qui ont un rapport un peu plus intime avec les mots. Cela peut être aussi des gros lecteurs de mangas en traduction, qui sont habitués à des formulations, des tons et changements propres au manga. Ils vont être capables de rendre dans leur travail cette sensibilité qu’ils ont développée avec leur lecture. La traduction de manga représente un sacré challenge pour eux. En mettant en place ce cours, j’ai été surpris de constater que sur une classe de trente étudiants, il y en a peut-être qu’un, deux voir trois qui montrent une réelle ambition de devenir traducteur dans ce domaine. Sachant qu’en première année, ils étaient 100 à 150 étudiants, c’est finalement assez peu.
Antonin : À Strasbourg, un peu comme Julien à Lyon 3, j’ai aussi mis en place un cours magistral sur l’histoire du manga et de l’animation japonaise. Puis on a commencé à intégrer dans les cours de traduction des licence et master le manga et plus largement la pop culture japonaise pour sortir du train-train des articles de presse et de romans ou de nouvelles. En troisième année, on a un cours de traduction spécialisée avec du manga dans lequel on essaye de dépasser ce problème récurrent chez les étudiants de la traduction littérale, phrase à phrase. Par exemple on a étudié certains des titres nommés cette année au Prix Konishi comme Spy X Family. C’est assez formateur pour les étudiants de pouvoir comparer sa version avec celle d’un traducteur professionnel.
N’est-ce pas difficile de présenter et d’enseigner à vos étudiants le japonais très oral et pas toujours grammaticalement correct du manga, en tout cas bien différent de celui des manuels scolaires ?
Julien : il y a un aspect ludique dans cet enseignement qu’il faut transmettre aux étudiants, pour qu’ils puissent justement s’approprier ce langage très oral propre au manga et trouver des équivalents en français. La plus grande difficulté que j’ai avec eux est bien sûr tout ce qui est comique. Il faut d’abord comprendre la blague en japonais, et ensuite essayer de trouver en français un équivalent dans le contexte, avec le ton et le niveau de politesse. Parfois, on n’y arrive pas. Il faut alors essayer de passer par des périphrases, voir échanger l’ordre des bulles pour respecter un certain rythme et une certaine fluidité typiques de la langue française. C’est surtout là-dessus qu’il y a un vrai challenge sur lequel les étudiants peuvent passer des heures. C’est un des problèmes récurrents pour les traducteurs professionnels aussi qui laissent parfois passer quelques jours avant de revenir sur un point de traduction. Donc c’est une bonne expérience pour les étudiants. On peut parler aussi des onomatopées qui posent toujours de gros problèmes. On leur propose plusieurs solutions, soit de passer par des onomatopées typiquement françaises, soit d’en faire des néologismes, soit de s’inspirer de ce que font les traducteurs professionnels. Certains ont tendance à utiliser la même onomatopée en français pour un peu tout et n’importe quoi, comme les fameux « FRSH ». Bref, on essaye de montrer aux étudiants qu’il faut faire des arbitrages, les plus cohérents possibles avec l’œuvre et qu’il n’y a pas de solution unique.
Antonin : Je crois qu’il ne faut pas sous-estimer le fait que nos étudiants ont consommé énormément de mangas traduits et d’animation sous-titrée. Quand ils sont face à des expressions idiomatiques ou des compressions de type oral, souvent, ils en ont déjà eu dans l’oreille et ils arrivent à déplier l’expression compressée du japonais oralisé pour retrouver la formulation correcte en japonais. Ils n’y arrivent pas toujours bien entendu, mais je ne pense pas que le côté « langage parlé » soit la principale difficulté dans la traduction de manga car on acquiert assez vite des automatismes pour identifier les éléments du langage parlé en japonais. La tendance de nos étudiants à faire une traduction trop littérale est beaucoup plus problématique, car elle est liée à la manière dont on enseigne le japonais. Finalement, on fait beaucoup de cours de traduction, et pour s’assurer que nos étudiants aient vraiment bien compris la structure des phrases en japonais, on demande à nos étudiants d’être le plus littéral possible dans leur traduction. Quand on aborde les cours de traduction spécialisée, c’est alors très difficile de les déshabituer à cet automatisme de traduction littérale, pour qu’ils se lâchent davantage. Outre l’importance de rendre le texte en français plus vivant, il faut aussi être capable d’adapter le texte à des contraintes techniques comme celle de la taille des bulles de manga ou dans un sous-titre d’anime. Et encore une fois, les étudiants qui vont plutôt bien s’en sortir sur cette partie d’adaptation sont souvent ceux qui ont une bonne culture générale et qui lisent beaucoup.
Votre expérience d’enseignant au sein d’un département de japonais vous aide-t’elle dans votre tâche de membre du Grand Jury, dans l’étude en français et en japonais de chaque titre nommé ?
Julien : L’année dernière, on avait étudié avec mes étudiants 4 ou 5 titres sur les 10 titres nommés au Prix Konishi. Cela m’avait beaucoup plu comme exercice, car j’aime particulièrement cet exercice. J’apprécie aussi le travail collectif avec mes étudiants pour essayer de trouver la meilleure des meilleures traductions. Même si je leur propose un corrigé, le mien, la discussion avec une trentaine d’étudiants fait que je vais changer ma traduction en l’améliorant grâce aux apports de certains d’entre eux. Je me souviens par exemple de Stop !! Hibari-kun ! , Grand Prix 2020, un manga très comique avec beaucoup de jeux de langage. Il fallait arriver à rendre une traduction façon années 80. Moi, j’avais préparé des vieilles expressions de ma jeunesse, ayant grandi dans les années 80, et mes étudiants avaient à l’inverse plutôt tendance à sortir des expressions de leur âge, donc ne correspondant pas forcément avec l’époque de l’œuvre, mais qui étaient néanmoins très intéressantes. Idem avec La voie du tablier, le travail sur le langage des yakuzas a bien faire rire mes étudiants. Ce genre de travail avec les étudiants m’aide personnellement à comprendre les problématiques que le traducteur a rencontrées. Cela m’a permis de me plonger encore plus précisément dans les traductions et relever éventuellement quelques erreurs ou quelques oublis. Les textes manuscrits hors bulle sont parfois traduits, parfois mal ou pas traduits du tout. Des petits détails sur lesquels les yeux ont tendance à passer rapidement quand on lit les 10 titres nommés les uns après les autres. Ce travail minutieux de traduction d’une page toute entière, mené avec mes étudiants m’a habitué à repérer des petites erreurs ou des petits raccourcis. Dans ces cas-là, on émet des hypothèses avec les étudiants sur ce qui a bien pu se passer : les contraintes de temps, un oubli, une erreur de compréhension, etc. Les étudiants sont parfois surpris de constater qu’il arrive parfois à des traducteurs aguerris de se tromper. En réalité des erreurs, il y en a toujours, pas juste pour le manga. Cela permet aussi de les rassurer sur le fait de se tromper, qu’il n’y a pas de perfection en matière de traduction.
Antonin : Ces exercices avec les étudiants sont aussi très utiles pour leur montrer un versant de la traduction de manga qu’ils ne voient pas encore. À l’université, les étudiants ont une bonne semaine pour préparer un petit extrait tranquillement. On prend deux heures ensuite pour en discuter ensemble en cours. En général, je demande à mes étudiants de m’envoyer leur proposition de traduction à l’avance et je les mets en forme pour comparer les différentes propositions reçues. Les traducteurs professionnels n’ont que quelques jours pour traduire tout un volume de manga. A travers ces exercices de traduction de manga, on essaye donc de sensibiliser nos étudiants aux contraintes techniques et temporelles très concrètes auxquelles sont confrontés les traducteurs professionnels. Il y a aussi des contraintes extérieures qui peuvent leur être imposées par les correcteurs, les lettreurs, les graphistes des maisons d’édition. C’est un aspect du travail de traduction important, mais difficilement perceptible par l’étudiant qui s’essaye à la traduction de manga comme pour le lecteur français qui comprend un peu le japonais.
Julien : J’ai énormément de respect pour ce que font les traducteurs professionnels de manga, et d’admiration pour les choix de traduction qu’ils font. Je les trouve souvent incroyables, truffés de bonnes idées qui ne me seraient jamais venues à l’esprit.
Antonin : En tant qu’enseignants-chercheurs, il peut nous arriver aussi de faire de la traduction. Selon les envies, on va se lancer dans la traduction d’une petite nouvelle ou d’un roman, ou de tel ou tel manga. Mais on a la sécurité d’être enseignant-chercheurs, et le salaire fixe qui va avec. Du coup, on a le luxe de pouvoir choisir l’œuvre qui nous intéresse, avec laquelle on entretient un lien spécifique, et on va bien évidemment se donner à fond dans notre traduction et y consacrer le temps qu’on veut pendant nos loisirs. Par passion et pour assurer leur train de vie, les traducteurs professionnels de manga s’efforcent dans un temps beaucoup plus limité de produire quelque chose de bien, d’intéressant et de solide, sur des oeuvres qu’ils n’ont a priori pas choisies. Cela mérite vraiment d’être salué, je trouve.
Merci beaucoup à vous deux pour toutes ces précieuses informations et bonne continuation dans la lecture des titres nommés au Prix Konishi pour la traduction de manga cette année !