Enseignement du japonais à l’université et place du manga et de sa traduction (1ère partie)

Cette année, le Grand Jury du Prix Konishi pour la traduction de manga a la chance de compter sur la participation de Julien Bouvard, maître de conférences en études japonaises à l’université Jean Moulin Lyon 3, et Antonin Bechler, maître de conférences en études japonaises à l’université de Strasbourg. Dans une interview exclusive en deux parties, Julien et Antonin ont accepté de nous parler de l’enseignement du japonais en France et de la place qu’y occupe le manga et sa traduction.

Comment se passe l’enseignement du japonais à l’université en France ?

Julien : On compte en France environ une dizaine de départements spécialisés dans l’enseignement de la langue Japonaise, répartie dans deux cursus de l’enseignement supérieur français : LLCER pour Langues, Littératures et Civilisations Étrangères et Régionales, et LEA pour Langues Étrangères Appliquées.
On a une filière plutôt pour des littéraires avec LLCER, et une filière plus économique avec LEA qui mixe l’enseignement de l’anglais et d’une autre langue étrangère. Ces formations débouchent sur des licences en 3 ans et des master en 5 ans. Pour les doctorats en revanche, seules quelques universités en proposent (Paris, Lyon, Strasbourg…).

Quels sont les effectifs des départements de japonais ?

Julien : Pour les facultés de province, on a en général plus d’une centaine d’étudiants en première année. À Lyon 3, le département de Japonais compte entre 400 et 500 étudiants en tout. Il me semble que les effectifs sont beaucoup plus important à Paris, à l’INALCO notamment. Tout cumulé, on est peut-être à 5000 étudiants au niveau national. C’est beaucoup plus que d’autres langues étrangères qui nous apparaissent pourtant plus proches que le japonais. À Lyon 3 par exemple, le japonais est devant l’espagnol, l’allemand, le chinois. Après l’anglais, le japonais est la deuxième langue la plus prisée par les étudiants qui choisissent un cursus de langue, et cela, depuis 10-15 ans. Selon les chiffres de Lyon 3, l’augmentation des effectifs de japonais s’est faite au milieu des années 2000 et depuis 5-6 ans, les effectifs ont atteint une sorte de plateau.

Antonin : Je précise qu’on parle ici d’étudiants qui se spécialisent dans l’apprentissage d’une langue étrangère. À Strasbourg aussi, le japonais est la deuxième langue la plus étudiée, devant l’allemand malgré la proximité frontalière. La très forte augmentation du nombre d’étudiants en japonais ne s’est malheureusement pas accompagnée d’une augmentation correspondante du nombre d’enseignants, ce qui rend le ratio enseignants/étudiants assez disproportionné en japonais comparé à d’autres langues.

Quel est le profil des apprenants de japonais ? l’attrait pour le manga et les anime est il un facteur important dans le choix des étudiants de se spécialiser en japonais ?

Julien : Quand Antonin et moi étions étudiants à la fin des années 90, beaucoup de gens venaient au japonais par les arts martiaux ou par le cinéma. Ce n’est presque plus le cas aujourd’hui.

Antonin : À l’époque, il y avait aussi l’attrait pour la littérature japonaise avec Kawabata, Tanizaki ou encore Mishima , bien avant les deux Murakami (Ryû et Haruki).Il y avait aussi un attrait pour la spiritualité orientale, le zen etc., qui amenait certains à étudier le japonais. Mais c’est clair qu’à partir des années 2000, le manga, l’animation, le jeu vidéo et tout ce qui gravite autour de la pop culture japonaise sont devenus la raison principale de recrutement de nos étudiants.
Il existe par ailleurs une corrélation forte entre cette culture pop destinée principalement à des adolescents et le système scolaire qui demande à ces mêmes adolescents de choisir une orientation scolaire future à un moment où ils n’ont pas vraiment d’idée de ce qu’ils aimeraient faire professionnellement. Le choix de l’étude de la langue japonaise à l’université s’opère parfois par défaut, influencé par une passion.

Julien : Si cet attrait pour la pop culture japonaise peut jouer un rôle dans le choix de ce cursus, il n’est toutefois pas si aussi affirmé que cela. Les étudiants de L1 sont des jeunes de 18 ans. Dans leur parcours, le manga ou l’animation japonais ne sont parfois qu’une passion adolescente qui peut durer quelques années, avant qu’ils ne passent à autre chose. En les suivant jusqu’au master, on constate chez eux une sorte d’évolution où l’intérêt pour le manga laisse place à d’autres aspects du Japon. Ce changement intérieur s’opère d’ailleurs souvent à l’occasion d’un premier voyage au Japon.

Antonin : Nos étudiants passent aussi souvent à autre chose en cours de cursus, et ils laissent tomber le japonais de manière assez légère. C’est lié à un problème qui ne se limite pas au japonais mais qui est propre à l’apprentissage d’une langue étrangère. Certains étudiants découvrent que l’apprentissage du japonais est quelque chose de complexe, qui peut se révéler très laborieux, fastidieux, alors que leur rapport au Japon s’était inscrit jusque-là dans une optique plus ludique.

Ce n’est pas propre aux départements de japonais mais si l’entrée est ouverte à tous, peu d’étudiants finiront leurs études diplômés. Quelle qualité relevez-vous chez les étudiants qui réussissent à boucler leur formation ?

Julien : C’est en fait assez simple et évident. Ceux qui arrivent à boucler leur cursus de licence et de master sont en général ceux qui étaient déjà très bons au lycée, et qui arrivent à développer une sorte de curiosité. Je pense que c’est la qualité première d’un étudiant à l’université, que ce soit d’ailleurs en japonais, en histoire, en philosophie ou dans n’importe quel autre cursus. Il s’agit d’avoir cette capacité à s’intéresser à des sujets qui peuvent paraître parfois un peu compliqués, qui ne nous attireraient pas forcément au premier regard, mais dans lesquels l’étudiant est capable de se plonger complétement, de faire des recherches par lui-même, et de s’approprier ce type de savoir. Cette attitude pro-réceptive par rapport à ce que leurs enseignants leur apportent est primordiale. Nos cursus de Littérature, Langue et Civilisation Étrangère (LLCER) sont très larges et on peut traiter par exemple à Lyon 3 de la littérature zainichi (sur l’immigration coréenne au Japon) autant que des problèmes de l’édition de manga au Japon (là c’est ma partie), mais aussi de l’histoire des religions, de la littérature de l’époque Meiji, etc. C’est souvent des enseignements un peu éclatés dans lesquels on espère que les étudiants vont pouvoir se plonger pendant quelques semaines, lire beaucoup de choses et arriver à en retenir des éléments qui vont contribuer à les construire en tant qu’étudiants.

Antonin : Avec l’ouverture d’esprit et une bonne culture générale de base, le niveau de français représente aussi un facteur clé de la réussite des études de japonais. On constate très clairement que les étudiants qui ont beaucoup lu, qui aiment la littérature et qui aiment s’exprimer à l’écrit en français vont mieux réussir dans nos cursus. À Strasbourg, on a un saut de difficulté assez net entre la première et la deuxième année. En première année, on enseigne vraiment les bases de la langue japonaise en se concentrant sur la structure de la langue, de la grammaire, l’apprentissage des kanji et du vocabulaire. Cet enseignement est renforcé en deuxième année, et on commence à appliquer ces connaissances au volet plus civilisation du cursus, avec de la traduction de textes japonais liés à l’histoire du Japon, la littérature japonaise ou des textes d’actualités. Il y a tout un travail de synthèse et rédaction de textes en japonais qui vient donc se rajouter, ce qui demande aux étudiants beaucoup de rigueur et d’auto-discipline. C’est en général là que beaucoup d’étudiants nous lachent. Autant vous dire que cette année avec le confinement, la situation est très délicate et vraiment dure pour nos étudiants de deuxième année en particulier.

Fin de la première partie de cette rencontre. La suite consacrée à l’étude de la traduction de manga arrive très prochainement !

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