Interview exclusive de Stéphane Ferrand , ancien directeur éditorial de Glénat Manga et membre du Grand Jury du Prix Konishi pour la traduction de manga japonais en français
Q/ Stéphane, tu as supervisé pendant de nombreuses années l’édition de manga japonais au sein de la maison d’édition Glénat, du choix des oeuvres à leur adaptation graphique en français. Peux-tu nous parler de ces années à oeuvrer en première ligne pour la promotion du manga japonais en France ?
Il y aurait beaucoup à dire ; après le pic du manga en France, en 2006, la période suivante a été très secouée. Entre 2007 et 2015, le manga a dû s’adapter à deux crises économiques mondiales, une chute du marché, une paupérisation des gros titres au japon, des crises du papier, un envol des coûts de production, 3 changements de TVA… pour ne citer que les principaux aspects.
Je pense que ces années ont été néanmoins marquées par des grandes évolutions. D’une part, le seinen s’est très fortement développé. Présent depuis longtemps aux côtés du shonen roi et de sa prétendante shojo, le seinen jadis simplement prometteur a explosé tant auprès des lecteurs fans de manga qu’auprès de nouveaux lecteurs. Dans le sillage des œuvres de Taniguchi, certains seinen ont ouvert le public au manga, comme Monster chez Kana ou Chi et Les Gouttes de Dieu pour le catalogue Glénat. D’autres seinen, dans la continuité de Gunnm LO ou Berserk, ont fédéré un public issu du shonen, de Btooom jusqu’à Tokyo Ghoul ou Ajin.
On peut ajouter que les demandes du public sur l’édition de manga étant toujours plus importantes, ces années ont vu une recherche de diversification. Beaucoup d’éditeurs ont tenté de belles intégrales et autres beaux livres. Nous avons tenté chez Glénat les Perfect éditions, les anime comics en nombre, les arts book, les tirages limité etc…Nous avons étendu la proposition avec la collection Kids, Vintage, Roman, Erotic, Art Of… Puis nous avons ouvert le catalogue à de nouvelles expériences, lors de l’acquisition et l’exploitation de la licence Chi sur l’audiovisuel et le merchandising, ou avec le lancement du One Piece LOG, avec la collaboration Glénat-Kodansha sur Marie Antoinette, ou le lancement de manga français. Bien entendu, avec un marché en baisse, des titres plus chers, et un public plus sollicité, on a vu aussi pendant ces années changer les méthodes de travail sur le manga. Le travail marketing / presse / salon a lui aussi beaucoup évolué vers une meilleure sollicitation, des produits mieux adaptés. Enfin je pense que les méthodologies du milieu pro ont évoluées également. En résumé, autant ces années ont été de difficiles années de crise conjoncturelles (il semble que depuis 2016 on en soit sorti), autant l’édition de manga a vu de grandes évolutions structurelles. Donc c’était des années très intenses et importantes.
Q/ Comment fonctionnais-tu avec les traducteurs ?
Je n’étais pas en contact avec eux. Enfin, je les rencontrai, notamment au début des collaborations, afin de les connaitre, mais le choix des traducteurs était le travail de Benoit Huot, mon éditeur, à qui je transmettais un « portrait » du type de traducteur que je souhaitais. Benoit s’occupait alors du recrutement du traducteur ou de la traductrice sur le titre. Cela me permettait d’avoir toujours un œil « extérieur » sur la traduction lors du parcours de la copie, sans avoir vécu les semaines d’aller retour qui jalonnent le travail sur un volume. J’étais plus focalisé sur la traduction que sur le traducteur. Du coup certaines choses me sautaient aux yeux plus facilement dans les phases de contrôle. Des problèmes de cohérence du texte avec l’image, des problèmes de niveaux de langage, des textes manquants, des ambiances qui ne collent pas etc etc… Pour certains titres plus techniques, je mettais en place une relecture de vérification par un spécialiste, au-delà du travail du traducteur lui-même, comme pour Team Medical Dragon, ou les Gouttes de Dieu. Sinon, j’essayais, avec Benoit, au maximum de conserver les traducteurs dans leurs univers, ou sur les auteurs qu’ils avaient déjà travaillés. Par exemple il était important pour moi que Fédoua Lamodière puisse œuvrer sur l’ensemble de la gamme Dragon Ball. Même vis-à-vis des auteurs et éditeurs japonais il est important d’offrir de la stabilité dans la traduction.
Q/ D’un point de vue éditorial, la traduction de manga en japonais a-t-elle des spécificités qui nécessitent une attention particulière ? Quelles sont ses problématiques, notamment sur l’adaptation graphique ?
Il y en a beaucoup. Sur le plan adaptation graphique en effet, j’ai souvent été confronté depuis que j’ai commencé à éditer chez Milan, au cauchemar de la bulle verticale qui, en japonais, peut contenir un long texte, lequel pose problème dans une francophonie qui lit horizontalement. Faut-il tourner le livre ou découper les mots en une colonne de syllabes ? Certains mots ou expressions à traduire sont beaucoup plus longs aussi en français, ou nécessitent l’emploi d’une périphrase tant le gap culturel est important. Du coup la place prise dans le phylactère n’est pas la même, et diminuer le corps du texte créé un déséquilibre visuel avec le corps des autres textes de la page.
Le cas de l’onomatopée est très intéressant à ce niveau. En effet non seulement nous n’avons pas les mêmes onomatopées, mais en plus, nous ne les exprimons pas de la même manière. L’ono en manga est une part intégrante du dessin, il aide à conférer au dessin son sens, y compris d’un point de vue visuel. Chez nous l’onomatopée est une information, dont la forme varie selon le genre de la lecture. L’ono en manga est ainsi intégrée à la composition du dessin afin de ne pas en gommer les informations, ce qui s’avère parfois complexe à remplacer par un équivalent français. En manga, ce travail du texte, de sa bonne fluidité et de sa bonne adaptation graphique est d’autant plus important qu’il porte nombre d’informations au lecteur, le manga ne recourant pas, en effet, aux didascalies. Il faut donc savoir varier les polices de textes afin de transcrire ce que l’auteur désire faire passer.
Côté traduction pure le japonais offre également de nombreux défis qui alimentent régulièrement les forums. Beaucoup d’éléments japonais n’ont pas forcément d’équivalent en français, référents culturels hyper ciblés, différences comportementales, sous-entendus sociaux, base culturelle spécifique (politique locale, gastronomie locales etc…), structure des relations humaines, conception du milieu professionnel, etc…. même la structure grammaticale, le principe des genres etc… sont différents.
Q/ Superviser de la traduction en japonais sans être soi-même japonisant peut sembler difficile. Y vois-tu au contraire un quelconque avantage ?
Personnellement je n’y vois que des avantages. En premier lieu, parce que cela me met au niveau du public. Je reste comme le lecteur moyen, qui sait aimer le manga sans lire le japonais. Je sais ce qu’il attend, et ce qu’il demande comme résultat. Je lis sans aucun a-priori culturel et je ne revendique pas le titre de spécialiste du Japon. Ma question n’est donc pas « ce qui sera le plus japonisant », mais plutôt « ce qui sert au mieux le propos de l’auteur et la compréhension du public sans en rompre le fil de lecture ».
Pour la supervision, comme j’ai indiqué, je préfère travailler avec la base (le manga en japonais ) et le résultat (la traduction) sans avoir le souvenir du travail qui s’est déroulé entre les deux, cela me permet d’avoir un œil neuf qui découvre globalement texte et adaptation, et donc juge globalement les deux en même temps, la justesse autant que la cohérence.
Q/ Aurais-tu éventuellement une anecdote de travail amusante ou intéressante à nous raconter à propos de la traduction ?
Jacques Glénat est connu pour être un grand amateur et collectionneur de vins. C’est donc naturellement qu’il s’est emparé de la relecture-vérification des pages du titre Les Gouttes de Dieu. Un jour, une erreur s’était glissée dans le manga, mettant en scène un vin lors d’une cérémonie dans un château, lequel vin était présenté comme vin blanc. JG m’en fait part, je transmets donc une question pour l’auteur sur cette petite vérification. Quelques temps après, je reçois des remerciements et une question : est-on bien sûr que ce blanc était un rouge ? Réponse de JG : « Bien entendu : j’étais présent ce jour-là lors de cette cérémonie et je l’ai bu.».
Un amusant croisement de l’histoire…
Q/ Pourquoi est-il important selon toi de valoriser plus aujourd’hui la traduction en français de manga japonais ?
Grosse discussion bien polémique.
Mais bon, objectivement, je n’envisage pas de comparer le travail d’un traducteur anglais-français, avec le travail d’un traducteur japonais- français. Le second est infiniment plus difficile. Il devrait à mon avis y avoir une échelle dans les rémunérations des traducteurs, étalonnée non pas tant sur la difficulté ou la longueur du texte, mais surtout sur la difficulté de la langue travaillée. Pour des raisons de proximités culturelles, de racine langagière indo-européenne, d’une histoire commune, il sera toujours plus facile de traduire un texte venant d’Europe que d’Asie ou d’Afrique.