Le jury du Prix Konishi de la traduction de manga japonais en français a décidé cette année de récompenser le travail d’Aurélien Estager pour sa traduction du manga « Stop !! Hibari-kun ! » de Hisashi Eguchi, publié aux éditions le Lézard Noir.
Avant d’expliquer les raisons de notre choix, nous voudrions en premier lieu saluer la qualité des traductions des dix mangas que nous avons eu à évaluer et à départager. Malgré les difficultés intrinsèques à certains titres (jeux de mots, patois, références obscures, caractère abscond du texte), les traducteurs et traductrices nous ont souvent étonnés par leur érudition et leur inventivité. Pour établir notre choix, nous avons comparé les versions originales et leur traduction en français en nous intéressant en premier lieu à la fidélité au texte japonais puis en nous concentrant sur la qualité de l’adaptation, c’est-à-dire la capacité des traducteurs à rendre crédibles pour un public de non-spécialistes, des expressions, références ou onomatopées traduites en français, de façon à rendre la lecture du manga limpide, fluide et efficace. En tant que jurés de ce prix, nous souhaitons sincèrement que l’expertise des traducteurs de mangas en langue française soit davantage reconnue par tous, à commencer par les éditeurs, qui, pour le dire sans ambages, ne les rémunèrent parfois pas à leur juste valeur.
« Stop Hibari-kun ! » est le premier titre traduit en français de Hisashi Eguchi, dont le style inimitable lui a apporté une renommée incontestée au Japon. S’inscrivant dans la vogue de la comédie sentimentale destinée au public masculin du début des années 1980, le manga raconte l’histoire de Kôsaku, un lycéen qui à la suite de la mort de sa mère se retrouve chez un chef de clan de yakuzas qui n’a, à son grand désespoir, que des progénitures féminines. Enfin presque puisque l’une d’entre elles est né garçon. Hibari est en effet une fille transgenre qui assume totalement son identité, quitte à choquer son entourage conservateur et machiste. Kôsaku est fasciné par la beauté et la détermination de Hibari, au point de s’interroger sur ses propres sentiments amoureux.
La traduction d’Aurélien Estager est exceptionnelle en tout point, d’autant qu’il s’agit d’un manga humoristique, le genre le plus difficile à traduire. Pour le traducteur, Il fallait non seulement arriver à faire rire le lecteur mais aussi retranscrire autant que possible en français le contexte historique de l’œuvre à l’aide d’archaïsmes soigneusement choisis. Citons par exemple les « blaireaux », « bahut », « petit canaillou » ou « belle jambe » qui donnent au texte français un étrange sentiment de proximité. Les idées d’adaptation sont toujours bonnes et, disons-le clairement, les traits d’humour du traducteur font mouche à chaque fois.
Nous avons également apprécié le souci du traducteur de ne pas alourdir l’ouvrage de notes de bas de page expliquant les jeux de mots ou donnant des biographies de personnalités évidentes pour le Japonais moyen des années 1980. Par l’intermédiaire de nombreux tours de passe-passe ingénieux, il a su faire preuve d’inventivité lors des pièges qui parsèment le manga. Le rythme, essentiel pour un titre comique, apporte des contraintes supplémentaires dont Aurélien Estager s’est très bien tiré. Il a su conserver le punch d’un récit comique, tout en donnant l’impression d’un flot naturel. L’adaptation est d’ailleurs tellement naturelle qu’elle a pu parfois décontenancer le jury. En effet, loin de neutraliser la violence du texte original par des termes ambigus ou flous, le traducteur a fait le choix d’utiliser un champ lexical « fleuri » pour traduire les insultes que reçoit Hibari tout au long du manga. Le jury s’est longtemps interrogé sur l’opportunité d’utiliser des terminologies qui peuvent apparaître comme plus homophobes et plus sexistes que le texte original, comme « tu suintes le vice par tous les pores » ou « lopette ». Néanmoins, cette violence verbale est constamment désamorcée par le sang-froid de Hibari qui n’est finalement jamais le personnage dont on se moque. Ceux qui sont en revanche ridiculisés sont justement les personnages autour d’elle qui ne supportent pas son identité.
Pour toutes ces raisons, nous remercions Aurélien Estager pour son travail considérable d’adaptation et nous le félicitons sincèrement pour ce prix.
Troisième édition du Prix Konishi pour la traduction de manga en français
Composition du grand jury
- Stéphane Beaujean – Directeur artistique du festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême
- Blanche Delaborde – Chercheuse à l’INALCO spécialisée dans l’esthétique et la narration dans le manga japonais, japonisante
- Xavier Guilbert – Rédacteur en chef du site d’information sur la bande dessinée et le manga « du9 », commissaire d’expositions manga au FIBD, japonisant
- Julien Bouvard – Maître de Conférences en études japonaises à l’Université Jean Moulin Lyon 3, japonisant
- Xavier Hebert – Membre du GRENA (Paris Sorbonne), chercheur spécialisé dans le manga (narration visuelle, étude stylistique de Tezuka), japonisant