L’exercice de traduction peut changer profondément dans ses problématiques qu’il s’agisse d’une bande dessinée dans un sens ou d’un manga dans l’autre. Il nous en dit en tout cas long sur les caractéristiques et le style d’écriture dans chaque langue. Le 18 avril dernier s’est tenue à l’Institut Français de Tokyo une rencontre spéciale avec la traductrice de bande dessinée Aiko Onishi à l’occasion de la sortie de la version japonaise de « La légèreté » de Catherine Meurisse, publiée aux éditions Kadensha. Extraits.
– À propos des références présentes dans « La légèreté » de Catherine Meurisse
Aiko Onishi : On retrouve dans ce titre de nombreuses citations de textes de grands auteurs de la littérature française comme Baudelaire, Stendhal, Proust, et bien d’autres. Pour chaque citation, il m’a fallu vérifier si une traduction en japonais existait déjà et si oui, insérer cette traduction avec les références qui s’imposent (nom du traducteur, édition d’origine, etc.). Ces recherches peuvent prendre un certain temps. Heureusement pour moi, Catherine Meurisse avait listé ses références à la fin de son livre ce qui a facilité mes recherches. Il peut s’avérer qu’une citation, comme avec Baudelaire, ait fait l’objet de plusieurs traductions au Japon. C’était le cas notamment avec une citation d’un poème Baudelaire. Parmi les différentes traductions existantes, j’ai écarté au profit d’une autre une traduction que j’aime personnellement beaucoup, mais peut-être trop lourde pour le ton de « La légèreté » . Il y a aussi une citation d’Oblomov pour laquelle j’ai passé beaucoup de temps à chercher une éventuelle traduction en japonais déjà existante, en vain. J’ai alors traduit la citation. Ce type de vérification, à éplucher les versions japonaises d’une œuvre, est très chronophage mais pour moi c’est aussi un des petits plaisirs de ce métier. Je ne pense pas qu’il existe de traducteur qui déteste les livres, et la lecture étant un plaisir, toutes ces recherches liées aux citations sont autant d’occasion de faire de belles découvertes. Cela n’empêche pas que le temps qu’on voudrait passer à ces recherches ne soit pas toujours compatible avec le délai de remise. C’est aussi du temps en moins pour la traduction.
– À propos du titre japonais de « La légèreté »
Aiko Onishi : Je fais partie des traducteurs qui attachent beaucoup d’importance au texte original et rechignent à prendre de la distance ou à le modifier. À la lecture du livre, on découvre différentes légèretés et le mot légèreté apparaît aussi beaucoup dans la préface du livre. Je voulais donc qu’on conserve le mot japonais de légèreté, mais le simple mot japonais de légèreté qu’on utilise, quelle que soit l’option retenue, restait très abstrait et faible en japonais pour un titre. Après discussion avec mon éditrice, celle-ci m’a fait une proposition de titre fort séduisante que nous avons retenue, à savoir « jusqu’à ce que je retrouve ‘’la légèreté’’ » .
– A propos de la traduction de l’humour dans « La légèreté »
Aiko Onishi : Ce qui a été le plus difficile dans cette traduction, c’est de retranscrire l’humour noir qui imprègne cette œuvre. Est-ce que ma traduction va amener le rire comme l’œuvre originale ? J’ai attaché beaucoup de temps et d’énergie à la traduction de cet humour, mais finalement quel que soit le temps que j’y ai consacré, il me reste un sentiment d’inachevé sur cet aspect. Beaucoup de gags de cette œuvre reposent sur des références culturelles qui peuvent échapper au lectorat japonais comme par exemple les Dupond et Dupont, rebaptisés dans une page Dupond et Ducon. Pour ce type de blague, j’essaye de traduire au mieux en mettant si possible une note pour donner des éléments d’explication culturelle. Il y a aussi des jeux de mots qui ne fonctionnent que sur le lien entre le dessin et le mot en français qui lui est associé. Par exemple on retrouve une illustration satyrique de la souris de Plantu avec au-dessus le commentaire « souris et tais-toi ». Cette œuvre reprenant sur de nombreuses pages des réunions éditoriales de Charlie hebdo où les idées et les gags fusaient de toute part, on y retrouve beaucoup de gag à référence ou de jeux de mots. Pour les gags à référence, on peut parfois s’en sortir avec des notes, mais pour les jeux de mots, le ressort comique dépend le plus souvent du rapport des mots français entre eux, rapport qui disparaît avec les équivalents japonais. Et donc il n’y a plus rien de drôle une fois la blague passée en japonais. Il faut alors essayer de s’adapter en s’éloignant du texte et d’essayer éventuellement de jouer sur les mots japonais. Certaines pages ou ensemble de blagues qui n’apportent pas d’éléments importants au récit, qui sont plus là pour donner une impression de profusion, peuvent aussi parfois être traités avec plus de liberté, plus légèrement, sans passer beaucoup de temps sur chaque texte. Il me semble aussi important d’adapter sa posture de traduction en fonction de la situation. En fin de compte, l’humour est aussi une affaire assez personnelle. Trouver une blague ou sa traduction drôle ou non est propre à chacun. Si je ne comprends pas ce qui est drôle dans une blague, c’est peut-être que cela ne me touche pas, ou c’est peut-être aussi que j’ai manqué quelque chose. Dans ce cas, cela m’arrive de demander des explications à des Français, mais je dois dire qu’ils sont souvent bien en difficulté pour répondre et bottent facilement en touche.
Retrouvez l’intégralité de cette rencontre en japonais sur la page facebook de l’Institut français du Japon :
https://www.facebook.com/IFJTokyo/videos/412884679292147/
Quelques titres traduits par Mme Aiko Onishi :
« Blacksad » de Juan Diaz Canales&Juanjo Guarnido, « La tétralogie du monstre » d’Enki Bilal, « Le Photographe » d’Emmanuel Guibert, « Période Glaciaire » de Nicolas De Crecy, « Muchacho » d’Emmanuel Lepage, « Les sous-sols du Révolu » de Marc-Antoine Mathieu.
A propos de « La légèreté » de Catherine Meurisse :
Dessinatrice à Charlie Hebdo depuis plus de dix ans, Catherine Meurisse a vécu le 7 janvier 2015 comme une tragédie personnelle, dans laquelle elle a perdu des amis, des mentors, le goût de dessiner, la légèreté.
Après la violence des faits, une nécessité lui est apparue : s’extirper du chaos et de l’aridité intellectuelle et esthétique qui ont suivi en cherchant leur opposé – la beauté.
Afin de trouver l’apaisement, elle consigne les moments d’émotion vécus après l’attentat sur le chemin de l’océan, du Louvre ou de la Villa Médicis, à Rome, entre autres lieux de renaissance.
https://www.dargaud.com/bd/Legerete