1/ Bruno, Perfect Word de Rie Haruga a été nommé pour la première édition du Prix Konishi pour la traduction de manga. Félicitation ! Pouvez-vous nous parler de ce titre et de Rie Aruga ?
Il s’agit de la première série longue de Rie Aruga. Avant cela, elle a signé une série en 6 chapitres (Oort no kumo kara), mais qui n’a jamais été publiée en volume relié au Japon. Pour Perfect World, la mangaka s’attaque à la difficile question du handicap. Elle signe une romance adulte, mais là où c’est très malin de sa part, c’est que le héros, qui est en fauteuil roulant, est aussi et surtout architecte ! Du coup, cela soulève de nombreuses questions. Et comme pour réaliser son manga, Rie Aruga se renseigne constamment auprès du corps médical, cela donne une œuvre très réaliste, mais jamais misérabiliste.
Perfect World
Titre : Perfect World
Titre japonais: パーフェクトワールド
Auteur : Rie Aruga
Traducteur : Chiharu Chujo & Nathalie Bougon
Editeur : Akata
Genre : Josei
Nombre de volumes : 5
Résumé :
Tsugumi, à 26 ans, travaille au sein d’une entreprise de design d’intérieur. Un soir, lors d’une soirée de travail, quelle est sa surprise de retrouver autour de la table Ayukawa, son amour de lycée ! Mais depuis la fin de leurs études, le jeune homme, impliqué dans un accident, est en fauteuil roulant. Certaine que jamais elle n’aura la force (et l’envie) de fréquenter un homme « au corps amoindri », la jeune femme va pourtant sentir quelque chose bouger en elle…
Commentaire du Premier Jury :
Ce josei traite du difficile sujet du handicap sur un ton très juste. Le lecteur est amené à s’interroger : « et vous, vous sentiriez-vous capable de vivre une histoire d’amour avec un handicapé ? ». La force et la persévérance d’Itsuki, la sensibilité et la tendresse de Tsugumi, apportent beaucoup d’émotions au lecteur. Aucun détail n’est caché concernant la vie quotidienne d’Itsuki. Il y a aussi le regard des autres, la gêne, la compassion… et même la difficulté d’allier emploi et handicap. La mangaka parvient à traiter ce sujet difficile sans tabou avec beaucoup de sensibilité et de poésie. Certaines situations sont très poignantes et la qualité des dialogues entre les personnages principaux et secondaires ne laissent pas insensible. De nombreuses explications médicales sont également fournies au fil de la lecture afin de faciliter la compréhension.
Sylvie ( blogueuse « Fleurs de Sakura Manga »)
Commentaires des traductrices :
Perfect World est une œuvre passionnante et frappante, qui nous confronte aux problèmes sociaux liés au handicap. Le travail de traduction me procure une envie de recherche constante de ce que l’on pourrait interpréter du point de vue du lecteur. Ce n’est pas une tâche aisée du fait de la différence linguistique et culturelle entre nos deux pays, dont diffère la sphère sociale. Mais ma collaboration avec Nathalie m’a permis d’exprimer ce ressenti, que l’on pourrait caractériser par une forme de non-dit, de tabou, vis-à-vis du handicap. Et de ce fait, nous arrivons à faire passer un message universel.
Chiharu Chujo
Travailler sur le texte de Perfect World est une magnifique aventure : en effet, ce titre traite d’un sujet difficile et peu abordé en manga – le handicap – d’une façon aussi sensible que réaliste. Jamais de misérabilisme, beaucoup d’espoir. Cette grande humanité se traduit jusque dans des dialogues faussement simples, toujours précis, qui touchent au cœur.
Nathalie Bougon
2/ Quelle a été l’accueil du public pour ce titre ?
L’accueil a été très bon ! En 2016, l’année de son lancement en français, il s’est très vite imposé, aux côtés du Mari de mon frère, comme notre meilleur démarrage de l’année. On a déjà réimprimé le tome 1 deux fois, et les volumes suivants suivent le même chemin. Ça nous a vraiment fait plaisir, car après des années de vaches maigres sur le « shôjo adulte », après avoir ramé chez Delcourt avec une collection qui ne trouvait pas son public, c’était un vrai risque de publier un shôjo manga adulte réaliste, et parfois cru, sur la question du handicap (et plus même). En caricaturant, c’est pas très glamour un héros qui, dès le premier tome, avoue se faire parfois caca dessus ! Qui ça allait intéresser ? Au final, je pense qu’on a eu un peu de chance, car le tome 1 est arrivé alors que la question de l’accessibilité des lieux publics avait été très mise en avant sur la scène publique. Hasard heureux de calendrier, qui a permis de sensibiliser les gens massivement à cette question. Les qualités de l’oeuvre, une petite pincée de promo, puis le bouche à oreille ont fait le reste… Résultat, en 2017, la série s’est imposée dans le top 5 des plus grosses ventes « shôjo » en volume (sur la totalité des tomes… mais alors qu’il n’y en avait que cinq !!). C’est une très belle prouesse pour un shôjo manga adulte.
3/ Un mot tout de même sur la traduction de Perfect World ?
Au-delà des contraintes habituelles propres aux shôjo mangas, il y avait à mon avis deux grosses difficultés sur ce titre. D’abord, les aspects techniques… Ceux du milieu médical, mais aussi ceux qui relèvent du champ lexical de l’architecture ! Mine de rien, c’est parfois assez pointu, et il faut être vigilant à être suffisamment précis, utiliser les bons mots. Dès lors qu’on est sur des domaines spécifiques, cela nécessite une recherche suffisante, pour être crédible. Surtout que dans le cas de Perfect World, au Japon, Rie Aruga consulte beaucoup le monde médical. Donc, il faut apporter le même soin à la version française. On a souvent ce genre de situation, dans l’édition de manga. Par exemple, on l’a eu sur « Jumping », avec tout le vocabulaire lié au monde de l’équitation… Les compétitions et catégories ne sont pas équivalentes entre la France et le Japon.
L’autre chose qui était à mes yeux crucial, c’est que dès lors qu’on est sur des sujets « touchy », avec des œuvres qui parlent d’une souffrance bien réelle, d’exclusion, que des gens ne connaissent que trop bien, il faut être très vigilant sur le choix des mots. Un jugement de valeur involontaire, une expression choquante ou maladroite, a vite fait de se glisser dans un texte, même avec toute la bonne volonté du monde. J’ai appris ça avec nos résumés de Ladyboy vs Yakuzas, l’île du désespoir… Dans Perfect World, l’héroïne est confrontée à sa propre vision du handicap, à ses questionnements… Mais aussi à ceux des autres, de la société, de sa propre famille. Il est crucial de bien discerner qui utilise quel genre de vocabulaire, sur quel ton, avec quel regard porté sur le handicap. Dans la langue japonaise, on dit parfois les choses à demi-mots… Jusqu’où faut-il aller ? Jusqu’à quel point l’expression en français doit-elle être « cruelle » ? (par exemple, dans le cas des parents de Kawana). C’est crucial, car la souffrance des personnes qui vivent en situation de handicap, mais aussi celle de leur entourage, est bien réelle. Cette souffrance est exprimée dans une fiction mais… Elle rentre forcément en résonance avec des lecteurs. Donc, il faut trouver les bons mots, la juste mesure. Surtout que nos sociétés ont des différences, et forcément des « tabous » différents. Les sujets problématiques, la manière de les exprimer, de parler frontalement ou pas, de choquer ou de prendre des pincettes… Tout ça, c’est culturellement très différent entre la France et le Japon. Mais quand on parle d’une souffrance réelle, éprouvée par des êtres humains, il faut se poser ce genre de questions. C’est la même chose, par exemple, pour Le Mari de mon frère. Dès lors qu’on parle d’exclusion, de jugements de valeurs, de douleur intime, le risque d’être maladroit est bien réel. Certains personnages peuvent être maladroits dans une œuvre, mais il faut bien définir lesquels, et dans quels genres de situations.
4/ Perfect World et Takane & Hana sont les deux seuls titres Shojo-Josei figurant dans la liste des titres nommés, l’occasion de parler un peu de Shôjo manga. Tout d’abord pouvez-vous nous faire un point sur la place du Shôjo manga en France, son lectorat ?
Le shôjo manga en France, c’est très compliqué. Pour plusieurs raisons… Mais d’abord parce qu’une grande partie des personnes, mais genre, tout le monde, en a une mauvaise image. Ou je dirai plutôt, une image erronée. Quand on dit « shôjo manga », on pense presque automatiquement à « romance », et avant tout à « romance lycéenne ». Personnellement, j’aime la « romance », quand elle est bien pensée et conçue, et que les personnages sont pertinents. Mais pour être honnête, le genre « romance » (au sens très large) souffre encore d’une mauvaise image. Donc, le « shôjo manga » souffre déjà de cette image. La réalité, c’est que des romances, que ce soit en littérature, en bande-dessinée, au cinéma, ou en manga, ça peut faire de très bonnes œuvres, aux qualités époustouflantes. C’est dommage que trop souvent, automatiquement, on y colle une image de « niaiserie ». Mais l’autre réalité, c’est que si on regarde spécifiquement ce qui se passe dans le manga en français, la grande majorité des shôjo manga qui sont publiés, c’est de la « romance lycéenne », à mon goût pas toujours très intéressante, ou pas toujours la mieux choisie. Du coup, cette image de « médiocrité » (somme toute relative et dépendant des points de vue) est renforcée par un vrai manque de diversité éditoriale. Pire même, quand des shôjo manga qui changent de cette image sont publiés, beaucoup d’éditeurs n’ont pas assumé la catégorie éditoriale : Trinity Blood, vendu comme un « Dark shônen ». L’attaque des Titans, Birth of Livaï est mis en seinen… Vu le succès de la licence, ça aurait été justement une parfaite occasion et tellement stimulant d’en assumer l’aspect shôjo. Pour moi, c’est le genre d’occasion manquée, alors que de toutes façons, le succès commercial est garanti. Sinon, Les enfants de la baleine, Les deux Van Gogh, Le requiem du roi des roses sont présentés comme des seinen. Mais non, non ! Ce sont bel et bien des shôjo ! Il s’agit de titres indéniablement de qualité, et en les publiant en seinen, c’est un aveu à demi-mots de leurs éditeurs : le shôjo manga, c’est pas culturellement acceptable, c’est vu comme un « sous produit », ce n’est pas assez « bien ». La faute à qui ? Probablement à un peu tout le monde : d’abord, de la part des éditeurs, qui à force d’insister sur une sur-segmentation l’ont ancré de manière erronée, mais aussi à cause de leur appât du gain face à des succès phénoménaux pas prévus (Fruits Basket, Nana…), ce qui a entraîné une surproduction trop rapide et sans travail éducatif. Aussi un peu à la presse qui ne s’est pas intéressée au sujet et a entretenu certains clichés sur ce secteur. Peut-être aussi de la part des universitaires et chercheurs qui ne se sont pas penchés sur le sujet. Les libraires qui, fatigués par l’afflux de titres qui se ressemblent, ont peut-être baissé les bras ? Le manque de curiosité de certains lecteurs, aussi ? Les éditeurs japonais aussi, qui ont laissé faire ça ? Attention, je ne critique pas, parce que dans le fond, je comprends parfaitement la position de chacun, et de toute façon à une époque on a joué à ce jeu-là aussi. Maintenant, je constate et j’observe, je me demande ce qu’on a raté, et à quel moment. Parce que c’est uniquement en comprenant qu’on peut essayer d’améliorer la situation, pour justement aller vers une vraie diversité. C’est un casse-tête, mais depuis qu’Akata est devenu indépendant, on tâte le terrain, étape par étape, on essayer de remuer le shôjo en français. De toute façon, c’est en grande partie pour ça qu’on n’utilise pas de collection « shônen », « shôjo » et « seinen », qui ne riment finalement plus à grand chose. On préfère fonctionner avec un système de mots clés, à côté du code-barres, qui reviennent à des genres plus « traditionnels » : romance, fantastique, quotidien, social, science-fiction… Ainsi, peu importe la catégorie éditoriale japonaise. Ce qui prime, c’est vraiment le « genre », d’un point de vue littéraire. C’est une solution (parmi d’autres) pour essayer de sortir le shôjo manga de son ghetto et pouvoir revendiquer, à terme, cette catégorie dans toute sa diversité.
5/ Pour le lectorat français de manga, quelles sont les forces et les faiblesses de cette catégorie selon vous ?
Je ne peux pas parler pour tous les lecteurs, je ne suis pas à leur place. Bien que j’ai été moi-même lecteur avant d’être professionnel. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que le shôjo manga a été une aubaine pour tout le monde professionnel. La bande-dessinée, en grande majorité, ne donnait pas de place aux femmes. Le manga a changé ça, même si peu aiment l’avouer. Parce qu’on a toujours l’image de la femme japonaise soumise, mais c’est tellement plus compliqué que ce bête cliché. La réalité, c’est que grâce au shôjo, des jeunes filles sont revenues en librairies (car les sujets abordés étaient en phase avec leurs problématiques, leurs doutes et leur construction), et grâce à ces succès, c’est devenu « acceptable » que des femmes dessinent de la « bédé ». D’un coup, c’est comme si ce milieu très masculin s’intéressait à l’autre moitié de la population, que ce soit en terme de lectorat ou de création. Donc, pour les lecteurs, qu’ils soient lecteurs de manga ou de BD, homme ou femme, ça a eu un impact évident : celui d’offrir une autre diversité, de donner la parole à des femmes qui auraient peut-être mis plus de temps à faire leur place autrement. Donc, c’est très positif pour la diversité, et donc forcément très positif pour les lecteurs. Le grand gag de tout ça, c’est que justement, aujourd’hui, le « shôjo manga » souffre d’une image de non-diversité. Alors qu’il a ouvert de nombreuses portes. C’est dommage…
Au-delà de tout ça, le shôjo manga, sa force, c’est son humanité, sa proximité avec les personnages. C’est propre à tous les mangas, c’est certain. Mais l’intimité qui se dégage des shôjo a influencé toute la création au Japon. Des auteurs de seinen manga n’hésitent pas à revendiquer cet impact artistique et historique : c’est grâce aux shôjo mangas que les shônen et seinen sont ce qu’ils sont aujourd’hui. Demandez à des artistes comme Shin’ichi Sakamoto, Naoyuki Ochiai ou même Eiji Otsuka ce qu’ils en pensent. C’est très édifiant…
Le shôjo manga, au final, est vraiment un miroir de la société, et de ses évolutions. On peut comprendre beaucoup de choses, sur une époque, en lisant un shôjo manga. Surtout ceux qui sont ancrés dans le quotidien (mais pas seulement). En ce sens, c’est très stimulant, car c’est un véritable témoin, avec sa part de fantasmes, évidemment. Mais la manière dont s’exprime le fantasme signe aussi une époque. D’une certaine manière, même des titres que je n’apprécie que peu, mais qui fonctionnent très bien, expriment une réalité sociétale à un instant donné. On ne doit pas le nier, ou prendre ça de haut. En fait, par cet aspect miroir, le shôjo manga est profondément humain, et proche des lecteurs. Parce qu’il exprime sans filtre l’intimité de personnages. En étant ainsi dans la pensée des personnages, il y a une vraie invitation à essayer de comprendre autrui, l’altérité. De tout ça découle les classiques quiproquos dans de nombreux shôjo manga… Ils expriment, de fait, l’importance de bien communiquer, d’essayer de comprendre l’autre, au-delà des apparences. Mais du coup, il faut bien dire que c’est, pour un lectorat de culture francophone, parfois justement ce qui peut être son gros point faible aussi : les jeunes filles japonaises ne se construisent pas à la même vitesse, aux mêmes rythmes, aux mêmes âges qu’en France ou ailleurs en Europe. Et du coup, il y a parfois des décalages qui donnent cette impression de « niaiserie ». Exemple typique : les deux personnages se sont avoués leur amour… Mais… Est-ce que ça signifie qu’ils sortent ensemble ? Je pense pas trop que les jeunes européens se posent ce genre de questions. Si deux adolescents se sont déclarés, c’est clair qu’ils sortent ensemble, non ? Mais au Japon, c’est pas si simple. C’était assez marrant de voir ça d’ailleurs, avec des « vrais humains », dans Terrace House, sur Netflix ! J’ai pensé très fort que ça serait bien que les gens voient cette scène, pour comprendre que ce qu’ils trouvent parfois niais dans les shôjo, ça relève d’une pudeur japonaise bien réelle. Donc dans cet aspect, il y a probablement une vraie distanciation qui s’opère… Mais… Mais !!! Cela n’empêche pas aux ouvrages de parler grâce à notre dénominateur commun : notre humanité. C’est pour ça que des œuvres comme Fruits Basket ont pu fédérer à l’international : elles cristallisent un mal-être générationnel quasi-universel. Et donc, je conclurai en disant qu’au final, le gros point fort des shôjo, c’est que l’humanité qu’ils peuvent exprimer dépasse les clivages nationaux, ils ont le potentiel de nous relier les uns aux autres, en nous parlant de l’être humain, avant tout.
6/ Voyez-vous des problématiques spécifiques au shôjo manga en matière de traduction ?
Oh là là, il y en a tellement ! Il ne faut surtout pas imaginer que sous prétexte que c’est « de la romance quotidienne » (même si on a vu précédemment que ce n’est pas que ça…), c’est plus facile à traduire. Au contraire ! C’est finalement assez technique, et il faut être capable d’être « multi-tâche ». Vous savez, on reçoit souvent des CV de traducteurs, qui veulent travailler avec nous. C’est très fréquent qu’ils se sentent obligés de préciser « sauf shôjo ». Est-ce parce qu’ils n’aiment pas cette catégorie, ou parce qu’ils ont conscience des difficultés que ça implique ? Peut-être un peu des deux mais… Mon petit doigt me dit que le second aspect pèse lourd dans la balance. D’abord, c’est très (très) bavard ! Les traducteurs de mangas sont, de manière générale, payé à la page. Et du coup, forcément, si un livre est bavard, ça prend plus de temps, c’est moin rentable… Le travail de traducteur reste compliqué et précaire, donc, je pense que beaucoup sont légitimement pragmatiques. Aller vers une œuvre plus rapide à traduire, ça se comprend parfaitement. Mais ce n’est pas tout…
Ce qui fait une des grosses spécificités des shôjo mangas, c’est la technique du « monologue intérieur ». Cela a été repris dans les seinen et shônen, bien évidemment, mais c’est un des points centraux des shôjo : être dans la tête, dans le mode de pensée du personnage. Donc, c’est très psychologique, parfois précis, parfois non, mais l’évolution de l’histoire bouge via l’évolution de l’émotion et de la pensée, plutôt que part l’action. Ce sont donc ces monologues-là qui souvent sont le moteur narratif principal de l’oeuvre. Mal les traduire, ou les traduire à côté, c’est biaiser la compréhension de l’oeuvre. Ça nécessite donc d’être très psychologue, d’analyser le personnage, ses ressentis, sa manière de s’exprimer… Et de retranscrire tout ça dans un français intelligible, clair, sans faire non plus trop de surinterprétions. Parce que comme en japonais, il y a aussi beaucoup de choses non-dites, des sujets absents, ou des sous-entendus, on a vite fait de s’emmêler les pinceaux, si on ne fait pas attention. Donc, il faut être précis sur ces monologues, qui en plus participent grandement à l’ambiance de l’oeuvre, avec un ton souvent plus « ampoulé », ou « poétique » (enfin, pas toujours… justement, il faut faire attention). Mais sa nécessite d’être fin psychologue, et empathique, pour comprendre le(s) personnage(s).
Et d’un autre côté, il faut aussi, comme pour n’importe quel manga, savoir écrire des dialogues dynamiques et vivants. Il y a cet aspect « oralité », qui tranche parfois radicalement avec le ton des monologues/pensées. Si ces dialogues plats sonnent trop écrits, trop littéraires, ça peut mettre trop de distance avec le lecteur. Ils nécessitent d’être traduits, hm… disons avec plus de spontanéité, pour que ça soit bien vivant. Et souvent, d’ailleurs, ce type de dialogue est très ancré dans les tics de langage de l’époque. Comme il y a souvent en japonais des mots tendances, à la mode, des expressions qui viennent et repartent, des tics de langage propre à une époque… Il faut savoir ce qu’on fait de ça : est-ce qu’on traduit d’une manière « plate » ? Ou est-ce qu’on ancre dans notre époque en français, en mettant des expressions qui seront désuètes dans quelques années ? Souvent, il semble que les lecteurs n’aiment pas si on choisit le second point… Mais en japonais, le langage peut vieillir très vite, dans les shôjo, et devenir désuet. Donc, traduire ainsi, n’est-ce pas être fidèle à l’oeuvre ? La bonne réponse, je suppose que c’est le juste équilibre… Mais ce n’est vraiment pas évident. En tout cas, il n’est pas rare du tout qu’en prenant un shôjo manga, rien que par l’expression des dialogues, on ressente très fortement l’époque.
Très souvent, donc, le ton des « monologues » et le ton des « dialogues » est différent. Il faut bien identifier les textes, surtout quand ils sont hors des bulles, et jongler en permanence. Avec les mises en pages éclatées, les textes sont « mélangés » sur la page, au fil des pages… Un monologue intérieur peut s’ouvrir au début d’un chapitre… pour ne finir qu’à la fin de celui-ci, 30 pages après. Si on n’est pas vigilant, on ne s’en rend pas compte, et on peut mal traduire. Rajoutez à cela les nombreux passages de souvenirs, quand parfois on ne sait pas encore de quoi il est question… Tout cela est imbriqué. Il faut bien suivre chaque phrase, en étant vigilant.
D’ailleurs, à ce sujet, en japonais, dans les shôjo manga, les éditeurs sont habitués à jouer sur les polices de caractères pour expliciter et différencier les « monologues » et les « souvenirs », d’un simple coup d’oeil. Souvent en français, le parti-pris des éditeurs est simplement de passer la police habituelle en italiques. Mais à mon avis, ça n’aide pas à la lecture intuitive. Si on distingue la police pour les « monologues / pensées » de celle pour les « flashback », on aide le lecteur. Et ça, souvent, j’essaie de demander aux traducteurs de bien le préciser dans les fichiers de traduction. Car les graphistes et lettreurs ne parlent pas japonais, et n’ont pas forcément conscience des différences de polices japonaises. Si le tracteur peut utiliser un code couleur ou signaler les polices dans son fichier de traduction, je trouve que c’est l’idéal. Cela dit, c’est vrai dans les autres types de mangas, évidemment, mais dans les shôjo, étant donné l’omniprésence des monologues, c’est d’autant plus crucial, à mon avis…
Et puis, il faut rajouter à ça tous les « blablas » et commentaires des autrices, les nombreuses pages bonus, dans lesquelles souvent elles n’hésitent pas à raconter beaucoup de choses. En volume de texte, c’est souvent énorme ! Et ça peut être complètement déconnecté du contenu de l’oeuvre. Ça peut parler de l’actualité du Japon, d’une star à la mode, d’un voyage dans un pays à la culture complètement différente, d’un film (que le traducteur n’a pas forcément vu) ou de je-ne-sais-quoi… Et donc, en plus du volume que ça représente, ça peut exiger, une fois encore, de faire d’autres recherches qui n’ont rien à voir.
Si en plus, vous rajoutez à cela toutes les contraintes « usuelles » de traductions de manga, déjà évoquées par Patrick Honnoré (comme les inversions de structure grammaticales, les implications de la narration etc…), ça donne au final quelque chose de bien plus compliqué qu’on imagine.
7/ Quelle est l’actualité du catalogue Akata ? De nouvelles tendances ? de nouveaux projets à venir ?
La grosse actualité, même si c’est un peut-être un peu hors sujet, c’est le lancement de notre catalogue au format numérique. On va essayer, petit à petit, de proposer nos anciens ouvrages, mais aussi nos nouveautés. On reste forcément très attaché au « format papier », mais il faut avouer que le numérique a plusieurs avantages pour les lecteurs (y compris la place que ça ne prend pas dans les étagères…). On ne sait pas encore quel est le public pour le manga, mais on a envie de proposer cette possibilité-là à nos lecteurs. Ça a accaparé beaucoup de mon temps sur les derniers mois de l’année 2017 (et même plus), donc j’espère que les gens en seront satisfaits.
Sinon, sur l’année 2018, on va vraiment développer à fond notre axe « shôjo manga pour public adulte ». Avec des guillemets, bien évidemment… Ah oui, j’en profite pour faire un gros rappel… Trop souvent, on lit que l’équivalent du « seinen » manga pour les filles/femmes, c’est le « josei » manga. Mais c’est complètement faux. Je ne sais pas d’où est partie cette erreur, mais le terme « josei manga » n’existe pas de la sorte, au Japon. Étymologiquement, d’ailleurs, on ne parle pas de « dansei manga » comme d’une catégorie de mangas, n’est-ce pas ? Donc, j’ai tendance à dire « shôjo mangas adultes »… Bref… Du coup, grâce au succès de Perfect World, ça nous ouvre des possibilités, et nous pousse à tester en profondeur dans cette direction. Deux autres titres très assumés dans cette direction (mais complètement différents) débarqueront dans le catalogue dans l’année. D’ailleurs, l’un d’eux ira dans notre collection WTF?!, et sera comme une clé de voute de nos lignes éditoriales. En parallèle, on aura des livres qui ressembleront à des « seinen », mais qui sont en fait des « shôjo adulte ». Il y a un magazine qui me séduit énormément en ce moment au Japon, on va beaucoup piocher dedans à l’avenir… Même si ce sont des shôjo, ils ne ressemblent pas du tout à l’image qu’on s’en fait en France. Les gens diront « Mais c’est du seinen, ça ! ». De fait, un public large et mixte, assez varié, pourra s’y intéresser. Du coup, on n’utilisera pas les mots japonais pour en parler. Mais comme dit plus haut, on fera une classification avec des genres intelligibles et clairs (drame, polar etc…). Affaire à suivre…
8/ Une anecdote intéressante ou amusante à propos de la traduction ?
Restons sur le shôjo… Puisqu’on y est ! Quand on a proposé à Shûeisha de publier le manga Moving Forward, de Nanaji Nagamu, j’ai lourdement insisté sur l’importance de la finesse de la traduction, pour que ce livre devienne un succès et soit compris par les lecteurs. Car l’autrice fait un travail même sur le langage, le niveau de langage, le contraste que ça peut provoquer avec la profondeur de la pensée aussi. Et j’ai pris un exemple concret, en leur disant : « vous voyez ce passage, c’est super dur à traduire ! Si le traducteur va trop vite, ou que le service édito touche à ce genre de monologue sans comprendre le japonais, il y a des vrais risques que ça soit incompréhensible ». Je ne sais pas si on était en concurrence ou pas, pour acquérir les droits de ce manga, mais j’aime à penser que Shûeisha a été sensible à ce propos. En tout cas, quand on a reçu la première maquette du lettrage en français, quand j’ai lu le passage en question, j’ai poussé un râle de plaisir, et j’ai pensé très fort : MERCI ! Merci à la traductrice pour la traduction de ce passage si compliqué, si subtil… C’était parfait ! J’étais comblé. Et au final, Moving Forward a été notre meilleur démarrage de 2017, toutes catégories confondues ! Je pense que la traduction n’y est pas pour rien. Alors je dis encore une fois merci à Miyako Slocombe, pour ça ! Pour ceux que ça intéresse, c’est dans le tome 4, pages 135 à 137 !