Thibaud, tu as reçu au Festival de la bande dessinée d’Angoulême le Prix Konishi manga 2019 pour la traduction de Dead Dead Demon’s Dededede Destruction (DDDDD) d’Inio Asano, félicitations ! Cela doit faire un peu plaisir après tant d’années à œuvrer dans l’ombre pour le manga japonais en France.
Ça fait effectivement très plaisir sur un plan personnel parce que c’est le signe que le travail effectué sur DDDDD a été remarqué et apprécié par un certain nombre de personnes. Mais ça fait surtout plaisir qu’un tel prix existe sous l’égide de la Fondation Konishi. J’invite ceux qui ne l’ont pas déjà fait à se renseigner sur le travail effectué par la fondation depuis plus de 25 ans en matière de reconnaissance des traductions littéraires en japonais et en français. L’exigence dont la Fondation a fait preuve dans ce domaine contribue à donner du crédit au Prix Konishi Manga. Et la valeur d’un prix se juge à la crédibilité de ceux ou celles qui l’attribuent.
De mon point de vue, le jeune prix Konishi Manga récompense un travail précis, mais j’ai l’impression aussi qu’il donne le « la » à notre petite profession : lorsque l’an dernier, la traduction de Sébastien Ludmann de Golden Kamui a été récompensée, j’étais pleinement satisfait parce que je connaissais bien le manga en version originale, je savais parfaitement la montagne de difficultés à surmonter que sa traduction représentait, et je trouvais le travail effectué par le traducteur remarquable. Le fait qu’il reçoive un prix était logique et en même temps, le message – tout involontaire qu’il soit – était clair : chers Traducteurs, voici la qualité que l’on attend de vous ; chers Lecteurs, voilà la qualité que vous êtres en droit d’attendre de vos éditeurs préférés. C’est très important parce que ça tire vers le haut l’ensemble des acteurs du milieu.
Parlons d’abord de ce titre. C’est toi qui l’as proposé aux éditions Kana ?
Non, mais les éditions Kana ont publié la très grande majorité des mangas de Inio Asano en français, et j’avais travaillé sur tous les titres de cet auteur édité chez eux. Je connais donc bien l’univers Asano, il n’était donc pas illogique que l’éditeur me contacte pour ce titre. J’en suis d’autant plus content qu’Asano est un auteur que j’apprécie depuis ses débuts : il y a plus d’une quinzaine d’années, JD Morvan (scénariste BD et grand amateur de mangas) et moi-même avions lourdement insisté auprès de l’édito de Kana pour qu’ils l’éditent en français. Asano est un auteur extrêmement intéressant. Ses mangas ne sont pas destinés au grand public et son noyau de fans français est forcément limité, mais je serais vraiment très heureux s’il pouvait gagner quelques nouveaux lecteurs grâce au petit faisceau de lumière que lui apporte le Prix Konishi Manga.
Peux-tu nous parler de ce titre ? Ce que tu aimes particulièrement dedans ?
Pour être tout à fait honnête, au début de la série, j’étais un peu déstabilisé parce que je n’imaginais pas qu’Inio Asano oserait se lancer dans une histoire d’une telle envergure. C’est un habitué de l’intime, du quotidien, toujours dans les mêmes quartiers ou presque, et le voir, là, s’attaquer à une histoire d’invasion extraterrestre, de catastrophe radioactive, de manipulation politique, ça ne m’a pas vraiment rassuré. Mais finalement, après deux tomes, j’ai retrouvé mes repères et j’ai à peu près compris où l’auteur voulait nous emmener.
C’était déjà le cas avec Bonne nuit Punpun, mais Asano construit des histoires imprévisibles, navigue d’un genre à l’autre sans se soucier des attentes que les lecteurs pourraient nourrir. Il n’a, par exemple, aucun mal à faire disparaître brutalement un personnage que l’on pensait principal. Du point de vue du lecteur, cela crée une tension permanente, et de fait, chaque nouveau chapitre peut faire basculer l’histoire dans une toute autre dimension, et personnellement, j’adore ça.
Toute cette galerie de jeunes à la fois décalés, mais aussi très dans l’air du temps apporte énormément de charme à cette histoire, mais doit aussi représenter un certain challenge en matière de traduction.
Comme je le disais, l’histoire n’est pas linéaire et surtout, elle est actuellement en cours de publication au Japon. Cela signifie que l’auteur ne nous a pas encore donné toutes les clés pour comprendre son récit. Il en a peut-être dissimulé quelques-unes ici et là, mais on ne les découvrira probablement qu’à la conclusion finale du récit. De ce fait, je marche en permanence sur des œufs, et j’ai un peu l’impression de manipuler des bombes à retardement. Un dialogue totalement absurde pourra s’avérer primordial en réalité dans 2 ou 3 tomes, qui sait ? Et dans DDDDD, les dialogues absurdes, ça ne manque pas… Mon rôle est donc de trouver l’équilibre adéquat entre la bonne adaptation qui rendra la lecture fluide, les dialogues lisibles, et amusants si besoin, et le maintien de toutes les informations présentes. C’est un peu le propre de tous les mangas que l’on commence à traduire alors que la publication est en cours au Japon, mais c’est encore plus marquant avec DDDDD parce qu’Asano est vraiment imprévisible.
DDDD est aussi un manga où les personnages s’expriment souvent dans une certaine cacophonie, où les dialogues occupent les pages sans que l’on voie qui dit quoi. En japonais, bon nombre de personnages ont des tics de langage distinctifs et le lecteur s’y retrouve sans grande difficulté. Ces passages-là demandent plus de travail en adaptation et écriture. C’est d’autant plus vrai lorsque Kadode et Ôran sont dans les pièces : les deux amies se comprennent en peu de mots, elles s’expriment parfois en langage « codé » que l’entourage ne saisit pas. Il est très important de préserver l’intention de l’auteur, l’ambiance qui se dégage de ces scènes, mais il est au moins aussi important que le lecteur français ne soit pas noyé sous un flot de références qui le décourageraient de lire la suite. La traduction de DDDDD, c’est avant tout une question d’équilibre et de dosage.
As-tu une anecdote de traduction sur ce titre, un élément sur lequel tu as lutté, ou qui t’a amené à découvrir quelque chose ?
La première anecdote qui me vient à l’esprit concerne le langage employé par les extraterrestres : lorsque ces derniers s’expriment, ils utilisent une langue que l’on ne peut pas lire, mais que l’auteur s’est amusé à composer à partir du syllabaire japonais hiragana. Ainsi, durant des pages entières, des extraterrestres se parlent, mais le lecteur est dans l’incapacité de savoir quelle est la teneur de leurs échanges. L’intention de l’auteur est probablement de laisser le lecteur imaginer et de l’inciter à interpréter ce qui se passe uniquement sur la base de ce qu’il voit et non de ce qu’il lit, exactement comme les Terriens face aux extraterrestres. En tant que traducteur, il n’y a rien à traduire puisque les textes sont incompréhensibles, mais il est néanmoins impossible de laisser les bulles en l’état : visuellement, ça ressemble à du japonais (mais ça n’en est pas) et le risque que le lecteur français prenne cela pour un oubli est grand. En concertation, avec l’éditeur, il a fallu inventer une sorte de langage en alphabet incompréhensible, mais pas totalement afin que le lecteur ne décroche pas et ne saute pas ces pages.
Quelles sont les autres titres sur lesquels tu travailles actuellement ?
Ils sont nombreux. Certains traduisent les mangas en parallèle de leur activité principale. Dans mon cas, la traduction de mangas est mon activité principale, il est donc normal que mon emploi du temps soit généralement bien rempli.
Actuellement, je travaille avec grand plaisir sur To Your Eternity notamment, mais aussi Fairy Tail 100 years Quest chez Pika. Je m’amuse également beaucoup avec Quand Takagi me taquine chez Nobi Nobi, Platinum End et l’excellent Hell’s Paradise chez Kaze.
Tu as démarré aussi le simultrad avec Edens Zero d’Hiro Mashima, publié chez Pika. Tu peux nous en parler ?
C’est une expérience géniale, comme tous les simultrad en réalité, mais encore plus dans le cas d’Edens Zero parce que le manga est publié en six langues simultanément, ce qui en fait un très gros projet, et je suis extrêmement fier d’être un des maillons du projet. Il se trouve que j’ai eu l’occasion grâce aux éditions Pika d’accompagner deux fois Hiro Mashima lors de ses venues en France à Japan Expo et à Angoulême, et le fait d’avoir approché l’auteur, de le connaître un tout petit peu, apporte une dose de plaisir et de responsabilité supplémentaires dans la traduction. Je me sens privilégié : je suis le premier lecteur français de chaque nouveau chapitre !
Comment organises-tu ta semaine avec tous ces titres et la vie de famille ?
Exactement comme toute personne qui travaille à plein temps ! Je me lève entre 6h30 et 7h, je travaille entre 8 et 10h par jour, 5 jours par semaine maxi autant que possible, et je prends périodiquement des vacances. Vu de l’extérieur, ça paraît peut-être bizarre et ennuyeux de s’astreindre à un rythme identique alors qu’on n’en a pas l’obligation, mais je suis en quête permanente de liberté, depuis très longtemps, j’ai choisi de travailler en indépendant pour cette raison-là. Si je me contentais de me lever quand je ne suis plus fatigué, de me coucher quand j’ai sommeil, de travailler quand « l’inspiration » vient, je passerais probablement 365 jours assis devant mon bureau, je ne prendrai jamais de vacances tranquilles, et la notion de famille serait restée, justement, une vague notion ^^ !