Les onomatopées dans le manga – Interview de Xavier Hébert

Interview exclusive de M. Xavier Hébert, membre du Groupe de Recherche sur le Neuvième Art (Paris-Sorbonne), enseignant la narration visuelle à l’école de manga Eurasiam et traducteur.

Les différences entre traduction d’œuvre littéraire japonaise en français et traduction de manga japonais en français sont nombreuses, mais une des plus évidentes visuellement concerne la traduction des onomatopées, éléments graphiques ultra-récurrents dans le manga japonais.

Q1 Tout d’abord Xavier, pourriez-vous nous expliquer quelles sont les caractéristiques des onomatopées qu’on trouve dans le manga japonais ?

S’il faut parler des caractéristiques des onomatopées dans le manga, il faut d’abord s’intéresser aux spécificités propres au manga. Malgré la diversité des styles, on peut dire qu’en général, les mangakas mobilisent au maximum les éléments expressifs dans leurs œuvres : choix graphiques, découpage, mise en page et surtout cadrages et « mise en scène ». Il y a un réel travail esthétique et narratif dans la création d’une page de manga, et les onomatopées font partie intégrante de cette chaîne. Dans le manga actuel, elles sont même omniprésentes voire envahissantes chez certains auteurs. Au fil des années, elles sont devenues des éléments graphiques à part entière, presque indissociables de l’esthétique du manga. On peut même reconnaître un auteur uniquement au style de ses onomatopées, à sa façon de les dessiner (par ex. Urasawa Naoki) ou de les inventer au niveau phonétique (par ex. Araki Hirohiko).

©Urasawa Naoki / Tezuka Productions, Pluto vol.2, éd. Shôgakukan, 2005.

Q2 Quel est le rôle des onomatopées dans le manga ?

Comme pour la BD occidentale, les onomatopées sont avant tout là pour symboliser un son, donner une information sonore dans le cours du récit : par exemple le son d’une porte qui claque. Mais ce n’est pas tout. Dans le manga, les onomatopées peuvent aussi informer sur la manière dont les choses se déroulent et parfois même sur les impressions ressenties par les personnages. Dès lors, il ne s’agit plus d’onomatopées comme nous les connaissons en Occident. Il s’agit d’onomatopées, qui même si elles « se lisent comme des sons », n’en sont pas vraiment pour le lecteur japonais. Elles contiennent en elles d’autres informations : la manière, le mouvement, le ressenti, etc. Ce sont des onomatopées dites « impressives » ou gitaigo (en japonais), c’est-à-dire des mots imitant un état ou suggérant une émotion. L’aspect esthétique des onomatopées, leur design et leur position à l’intérieur des cases jouent aussi un rôle dans la compréhension du récit en manga. Si elles gênent parfois la lisibilité de l’action, elles peuvent aussi composer avec l’ensemble de la case ou de la page et apporter un plus à l’expression désirée. Leur « plastique tape-à-l’œil » peut notamment rendre plus dynamique un moment d’action : choc, coup, explosion, etc.

Q3 Quelle est l’historique des onomatopées dans le manga ? Quand sont-elles apparues ?

Très bonnes questions. On constate avec surprise que l’usage des onomatopées au Japon est très ancien. Elles trouvent d’abord leur origine dans la littérature japonaise. En manga, elles ont a priori toujours été utilisées même si elles se faisaient discrètes au début. Sans remonter jusqu’aux Chôjû-giga (les fameuses caricatures animalières considérées comme des « proto-mangas »), on repère déjà dans les années 1930 des onomatopées standards, chez Tagawa Suihô, l’auteur du célèbre Norakuro. Tout est déjà là. Néanmoins, il y avait très peu de recherche dans la façon de les dessiner. La prise de conscience du rôle graphique des onomatopées semble naître à partir de l’après-guerre où progressivement elles investissent le champ visuel. L’influence des comics via l’occupation américaine n’y est sans doute pas étrangère. Quant aux sonorités, elles se diversifient et se multiplient parallèlement avec l’essor du manga dans les magazines pour adolescent(e)s dans les années 1960.

©Tagawa Suihô, Norakuro mangashû vol.2, éd. Kôdansha, 1975 (Shônen Kurabu, 1931-41).

Q4 Y a-t-il eu des auteurs qui ont influencé l’évolution des onomatopées dans le manga ?

Mes recherches sur le style et l’évolution esthétique du manga me ramènent toujours à l’auteur qui a le plus œuvré à son développement formel : Tezuka Osamu. Néanmoins, il est difficile de dire si son rôle a été déterminant dans le domaine des onomatopées. Une chose est sûre, il est le premier à avoir utilisé l’onomatopée « shi—n » pour signifier le silence. Ce qui me semble important dans l’évolution des onomatopées en manga c’est le moment où l’on a commencé à systématiser leur usage. Vers la fin des années 1950, le rythme des livraisons est devenu plus soutenu avec le lancement des magazines hebdomadaires et les auteurs ont été obligés de s’entourer d’assistants réguliers pour travailler plus vite. Les plus prolifiques d’entre eux, Tezuka en tête, en sont venus à systématiser toute la chaîne de production jusqu’aux dessins des onomatopées. Une codification graphique et sonore des onomatopées s’est alors peu à peu imposée. Ainsi, pour signifier un son sec ou aigu, on privilégiera une graphie tranchante. Une onomatopée sera « carrée » si le son à évoquer est grave ou lourd, elle peut être « potelée » pour un son sourd et étouffé, etc. Cette base, qui est toujours de mise, s’enrichit constamment de nouvelles variantes.

©Tezuka Osamu, Kûki no soko (Sous notre atmosphère), éd. Akita Shoten, 1992 (Play Comic, 1968-69).

Par la suite, d’autres mangakas ont continué à apporter leur touche dans la création des onomatopées. Je pense notamment aux auteurs de « gekiga d’action » à l’époque des librairies de prêt qui ont largement renouvelé les sonorités ou bien encore à Nagai Gô avec Devilman où stylistiquement tout est « en puissance », onomatopées comprises. Il est certain que depuis le succès des magazines « shônen » des années 1970-80, les onomatopées sont devenues « envahissantes », jusqu’à prendre une place incroyablement grande dans l’espace des pages. On pense alors à Toriyama Akira (Dragon Ball) ou bien Kishimoto Masashi (Naruto), ils sont nombreux. On remarque que les auteurs rivalisent d’originalité pour créer de nouveaux sons qui marquent l’esprit du lecteur. Le son du baiser spontané, « zukyûûûn », dans le volume 1 de Jojo’s Bizarre Adventure de Araki Hirohiko reste un exemple anthologique. Pour finir, Samura Hiroaki compte parmi les plus étonnants au niveau visuel. Dans L’habitant de l’infini, ses onomatopées sont souvent des caractères chinois calligraphiés (kanji) au lieu de kana pour signifier les chocs et les tranchants dans les scènes de combats entre samouraïs : un effet de style qui se conjugue subtilement avec l’époque d’Edo.

©Araki Hirohiko, Jojo’s Bizarre Adventure vol.1 (Phantom Blood), éd. Shûeisha,1986 / éd. Tonkam, 2014.

Q5 Quelles difficultés ces onomatopées peuvent-elle poser en termes de traduction ?

Le problème de la traduction des onomatopées réside dans le fait que notre culture de l’onomatopée est moins riche que celle du Japon. Le choix des équivalents est bien plus restreint. En traduisant vers le français, en toute logique, le traducteur pioche d’abord dans le stock existant : celui des onomatopées de la BD franco-belge. Puis, dans certains cas, il s’inspire du stock anglo-saxon (car notre culture de l’onomatopée s’en est aussi nourrie). Mais une fois les possibilités épuisées, il y a « rupture de stock ». Le traducteur doit trouver d’autres solutions, inventer de nouvelles onomatopées qui pourraient faire penser à tel ou tel son. Ce n’est pas du tout évident. Le principe de base est qu’il faut évoquer un son, parfois en utilisant des variantes d’onomatopées existantes. À ce stade, il n’y a plus de règles définies, tout dépend de la sensibilité du traducteur. Néanmoins, les choix peuvent jouer considérablement sur l’ambiance du titre traduit. Si on use trop souvent d’onomatopées aux sonorités « burlesques » dans une série seinen, a priori réaliste, on peut tout gâcher. C’est très subtil. Idéalement, une adaptation doit respecter le ton de l’œuvre originale. Un auteur peut parfois être comique à un moment donné et être très sérieux à un autre, et la traduction des onomatopées doit suivre cette même logique.

Q6 Comment ces onomatopées sont-elles traitées graphiquement par les éditeurs français ? Y a-t-il eu une évolution des règles concernant la traduction des onomatopées dans le manga ?

Le traitement des onomatopées a été une question délicate dès le début des adaptations françaises. Il faut comprendre qu’il s’agit avant tout d’un problème de budget. Suivant leur sensibilité et leur implication, les éditeurs ont opté pour différentes stratégies. Certains ont décidé dès le début d’adapter pleinement les onomatopées en demandant à des graphistes de les refaire. On efface l’originale pour en redessiner une nouvelle en français. Par la suite, ce travail a été facilité avec la multiplication des polices de caractère numériques. D’autres éditeurs, au contraire, ont choisi de ne pas toucher à l’onomatopée, la considérant comme un dessin à part entière (ils n’ont pas tort, d’autant plus que certains auteurs détestent qu’on dénature leurs œuvres). On ne modifie pas l’onomatopée originale et on lui accole un équivalent en français (souvent plus petit et avec une typographie assortie). On peut aussi, avec un renvoi, inscrire tout simplement sa traduction dans la marge. On constate depuis maintenant plus de dix ans que la plupart des éditeurs ne cherchent plus à modifier les onomatopées originales. Cela a un côté paradoxal car de plus en plus de mangakas travaillent de nos jours sur ordinateur et dessinent souvent leurs onomatopées sur des « calques à part ». De nouvelles possibilités d’adaptation graphique (et complète) vers d’autres langues sont désormais offertes.

©Kishimoto Masashi, Naruto vol.2, éd. Shûeisha,1999 / éd. Kana, 2007.

Q7 Aurais-tu quelques anecdotes amusantes à propos des onomatopées ?

Comme je l’ai déjà évoqué, certains auteurs sont particulièrement inventifs pour trouver des bruitages inédits et leurs adaptations sont de véritables défis. Je me rappelle avoir traduit dans un manga de Kuroda Iô des sons émis par des « aubergines géantes extra-terrestres », quelque chose de complètement improbable.
Par ailleurs, du point de vue graphique, le fait de laisser les onomatopées telles quelles en japonais dans les versions françaises a des conséquences inattendues. Dans les projets de BD de style manga réalisés par mes élèves je remarque souvent des onomatopées écrites et dessinées directement en japonais et non en français. Certains les reproduisent par mimétisme sans se soucier de leur signification réelle. On peut dire qu’au même titre que le dessin manga, l’impact visuel des onomatopées japonaises a dépassé les frontières.

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